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contemporaines des Brinvilliers et des Montespan, dévergondées comme elles, comme elles meurtrières… Si Rousseau, produisant sa Julie, n’a pas entendu les huées, c’est qu’alors duchesses et présidentes envièrent le bonheur d’une fille de la noblesse osant s’abandonner à un « doux ami, » croquant de la roture. La Nouvelle Héloïse, applaudie, acclamée, nous montre l’état d’âme d’un vieux monde qui va finir ; elle est la messagère annonçant l’approche d’une révolution… Le succès d’enthousiasme obtenu, plus tard, par cette mystique et perverse Valérie nous apprend ce qu’était la femme aux temps des « cœurs sensibles » et des rêveuses mélancolies : une créature d’égoïsme et d’impudeur, sans autre idéal que sa vanité. Pourtant, la Valérie fut trouvée adorable ; l’effrontée confession devint un catéchisme enseignant la décence ; cette trop aimable Mme de Krüdener se trouva soudain professeur de vertu ; même un tsar de toutes les Russies lui voulut confier l’éducation de sa conscience !… Oui, la moralité d’une époque apparaît dans l’œuvre de ses écrivains, et cette moralité n’est pas toujours de la morale. Aussi, des actes passionnels qu’un philosophe jugeant en l’absolu de son éthique peut déclarer coupables, le romancier et le dramaturge dépeignant une société, nous les font absoudre. Vérité dans un temps, erreur dans un autre, ce qu’on appelle « vertu » n’est, après tout, qu’une convention.


Ayant donc observé, nous avons cherché à décrire. Explorant le passé, interrogeant la tombe, nous avons tenté d’y découvrir des hommes, de les rendre, un instant, à leurs croyances, leurs préjugés, leurs travers d’esprit, leurs habitudes, leur parler même ; de montrer une âme et une chair obéissant aux lois de la chair et de l’âme ; d’interpréter la créature humaine, et de faire passer dans la mort les palpitations de la vie. Entreprise périlleuse où sans doute a échoué notre insuffisance !… Et cependant, nous avons cru voir, fantôme hantant notre labeur, l’aïeul apparaître à nos yeux, l’entendre converser en sa langue pompeuse ou triviale, et nous expliquer la raison de ses actes par l’exposé de ses passions.


GILBERT AUGUSTIN-THIERRY.