Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 51.djvu/800

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

légendes hagiographiques et des poèmes latins qui se composaient dans les abbayes : elle demeure le secret merveilleux des anciens âges.

Il vient un moment où l’esprit critique le plus alerte et le plus ingénieux s’arrête. Quand on a bien défini et bien vérifié, quand on a dissocié les ensembles les plus complexes en un éparpillement de phénomènes séparés et intelligibles, il reste encore à dire pourquoi les choses qu’on étudie ont existé, et pourquoi la vie s’est manifestée. Pourquoi y a-t-il des poètes ? Pour répondre, M. Bédier pourrait emprunter la parole fameuse : « Ainsi Nature nous dispose. » Ce n’est pas la première fois que l’histoire littéraire nous rend compte de tout, sauf du fait initial d’où le reste a procédé, et décrit le développement à condition que nous acceptions le principe. Il y avait en Grèce un usage qui était d’honorer les vainqueurs des grands jeux et de célébrer leur gloire dans leur ville. Mais qui le premier chanta ces phrases rythmées dont l’ensemble un jour forma l’ode pindarique ? Nous savons que le théâtre antique est sorti des cérémonies en l’honneur de Bacchus. Mais qui le premier et quel jour eut l’idée de s’élancer au-devant de l’autel, de répondre au chœur et de fonder ainsi le dialogue ? Nous savons de même qu’il y eut des moines recueillant des légendes et des pèlerins se plaisant aux belles histoires. Mais qui le premier eut l’idée de faire un poème avec les aventures des guerriers illustres ? L’effort des historiens a pour objet de nous faire entrer aussi avant que possible dans le détail des opérations ; il s’arrête devant les manifestations libres de l’activité humaine : la science les décrit, mais elle ne les explique pas.

Par là les travaux de M. Joseph Bédier s’inspirent d’une méthode très moderne. La critique d’aujourd’hui est tout à fait rigoureuse ; elle pratique l’observation, et l’expérimentation. Mais elle compte parmi les données de l’expérience celle vérité qu’il y a des hommes ayant leur esprit, leur logique, leurs passions et même leurs fantaisies : c’est la part du dieu inconnu. La critique d’autrefois faisait moins attention aux individus el, parlant de l’humanité en général, elle était plus ambitieuse peut-être dans ses recherches ; elle prétendait retrouver le secret de toutes choses, et il lui arrivait de faire sans s’en douter le roman du déterminisme. Les historiens sont devenus plus précis, et par conséquent plus modestes. Ils ne prétendent pas, quand il s’agit