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on aimait avec passion la littérature, on leur était favorable. Quelques-uns arrivaient à percer les rangs de la foule. La élébrité de ceux qui réussissaient empochait de voir l’échec des autres, et tous, avec confiance, se jetaient sur les pas des heureux à la conquête de la réputation et de la fortune. En général, ils débutaient par une publication poétique. Jamais le goût pour la poésie ne fut plus fort que dans ce XVIIIe siècle, le plus prosaïque qu’il y ait eu. Prose et vers d’ailleurs, presque tous les écrivains se piquaient de posséder la double vocation ; mais c’est sur les vers surtout qu’ils comptaient pour se faire vite un nom. Rulhière, le futur historien de la Révolution de Russie, composa d’abord un poème sur les Disputes, qui eut la chance de plaire à Voltaire, et quelques lignes envoyées de Ferney suffirent pour le mettre à la mode. Ginguené, qui devait finir par composer une consciencieuse histoire de la littérature italienne, arriva de Rennes, pauvre et inconnu, sans autre bagage qu’un conte léger intitulé : la Confession de Zulmé ; cette bagatelle lui ouvrit la porte de tous les salons[1].

Chamfort fit des vers comme les autres ; seulement, il les fit plus mal que les autres. A la peine qu’ils lui coûtaient, il aurait dû s’apercevoir que ce n’était pas son talent. Il s’obstina : toute sa vie il a fait des vers médiocres. Il faut dire que l’Académie encouragea cette faiblesse. En 1764 elle avait mis au concours l’Epître d’un père à son fils sur la naissance d’un petit-fils. Chamfort eut le prix. Sa pièce ne vaut pas grand’chose, et l’on a peine à comprendre, quand on la lit, comment elle fut couronnée. Mais il faut se reporter à l’époque où elle parut. La Nouvelle Héloïse était encore dans la fleur de sa nouveauté ; l’Emile venait d’être publié. Jean-Jacques avait remis en vogue la vie de famille ; il suffisait de la peindre pour attendrir le public. Représenter un père qui prend son fils dans ses bras au moment de sa naissance, et, par un serment solennel,


Promet de l’élever dans le sein paternel,
  1. Cette Confession de Zulmé amena un incident curieux. Quelques personnes, profitant de ce que tout d’abord elle n’avait pas été publiée, s’en attribuèrent la propriété. L’une d’elles, quand l’auteur véritable réclama, poussa l’audace jusqu’à l’accabler d’injures et le menaça de le poursuivre en justice. « On a vu, dit Ginguené, des plagiaires s’attribuer l’œuvre d’autrui, mais non pas, que je sache, attaquer le véritable auteur. »