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toujours, bref une certaine défiance instinctive à l’égard des chimères de l’idéologie, des folles équipées de la raison raisonnante. « La sensation du réel, dira-t-il quelque part, au cours d’un feuilleton dramatique, la sensation du réel, — et l’on aura beau dire, c’est toujours un plaisir d’une vivacité singulière que la sensation du réel, — nous l’avons eue ici à plusieurs reprises[1]. » Cette disposition d’esprit, peut-être contradictoire de l’autre, la « découverte » d’Auguste Comte, aux alentours de 1880, ne pouvait manquer de la développer, et, comme il était naturel, aux dépens de la faculté ratiocinante. C’est un excellent antidote au virus métaphysique qu’une lecture prolongée du Cours de philosophie positive. Il me semble que, comme plus d’un de ses contemporains, — comme Ferdinand Brunetière, par exemple, — M. Faguet est sorti de cette lecture assez transformé, ou, pour mieux dire, plus maître de sa vraie personnalité, plus conscient de ses vraies tendances. Sans renoncer à son goût pour les idées générales, il s’efforça d’en tirer un parti plus immédiatement utile ; afin de mieux voir, il voulut limiter le champ de sa vision. Convaincu désormais que les systèmes sont trop faciles à construire pour être vrais, qu’ils déforment et mutilent la réalité, et nous donnent fâcheusement le change sur eux-mêmes, il résolut courageusement de s’en abstenir. Enfermer un siècle littéraire dans une formule, rien de plus séduisant, certes, mais rien de plus arbitraire, et rien de plus dangereux. La réalité de l’histoire et de la vie déborde de toutes parts nos pauvres petites étiquettes abstraites et ne se laisse pas emprisonner dans nos trop simples et trop commodes compartimens. Nous ne saisissons pas, ou nous ne saisissons guère les ensembles , nous ne saisissons que des faits, ou des individus. Étudions-les donc d’abord consciencieusement, minutieusement : les généralités, les systèmes, les vues d’ensemble ne viendront qu’ensuite, ou ne viendront pas, peu importe. L’essentiel est d’étreindre le réel, de le palper, de le sentir toujours là, sous sa main, de le comprendre, de le pénétrer, de tâcher de lui ravir son secret ; or, il n’y a de réel que des faits, ou des groupes de faits, c’est-à-dire des êtres concrets, des âmes vivantes, particulières et différentes : tout le reste est chimère, fantaisie, ou hypothèse. Telle est l’attitude de pensée à laquelle M. Faguet a été peu à peu conduit

  1. Notes sur le théâtre contemporain, t. III, p. 57.