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événement. Rien n’était plus juste. L’avocat conquérait la renommée par les qualités qui lui appartenaient en propre et qui le distinguaient de ses confrères, par le souci de la forme, par un besoin constant de correction. Il poussait si loin les scrupules à cet égard, que si, au milieu de ses plaidoiries, dans la chaleur de l’improvisation partielle, une phrase incorrecte lui échappait, cela suffisait pour le rendre malheureux. Il oubliait le mérite du reste pour ne songer qu’à la faute commise qu’il se reprochait avec remords. Ses premiers articles le mirent tout de suite à son vrai rang, au rang où le porta l’opinion générale du barreau. « Je suis passé, disait-il, grand écrivain parmi les avocats. » C’est en effet le trait caractéristique de sa carrière. Comme avocat, il a eu au Palais des égaux, et même des supérieurs ; comme écrivain, il reste sans égal. Il ne se rendait pas tout à fait compte de cette supériorité. Les complimens que lui adressaient presque tous ses confrères, la rapidité avec laquelle disparaissaient les numéros des journaux judiciaires qui contenaient un article de lui n’auraient dû lui laisser aucun doute sur la réalité de son succès. Et cependant, par modestie il doutait encore ; habitué à se juger sévèrement, ne voulant à aucun prix s’abuser sur son mérite, il ne consentit à se tenir pour satisfait que si son frère et son ami étaient contens de lui. Tous les deux furent obligés de lui dire le bien qu’ils pensaient de ses œuvres pour le décider à se juger lui-même favorablement.

Il sent en même temps mieux que personne ce qui lui manque pour réussir dans la vie. Trop de tendance à se replier sur soi, à se regarder, à s’écouter, comme font les poètes et les affligés Quelle différence entre son tempérament et celui des autres ! « Autour de moi, je les vois tous alertes, actifs, l’œil bien ouvert, l’oreille au vent et la main sur l’occasion, tout entiers à la besogne du jour, tout entiers à l’effort du moment, tout entiers au succès. » Jamais sa nature délicate et rêveuse ne pourra se plier aux exigences de la vie pratique. Trois vers douloureux de Pétrarque sur la mort de Laure l’intéresseront et le toucheront toujours davantage que l’affaire la plus palpitante à plaider. Et cependant, il ne méconnaît pas le mérite des grands avocats qu’il entend au barreau. Dufaure et Berryer dans le procès de Montalembert le remplissent d’admiration : chez l’un, la dialectique la plus serrée et la plus pressante, chez l’autre, ces grandes envolées de l’éloquence qui agissent à la fois sur les nerfs, sur les muscles