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ressort. Toutefois, les effets de ces maladroits encouragemens se font sentir lourdement dans la banlieue de Digne, dans les vigneries de Castellane, de Colmars et dans bien d’autres terroirs. 400 000 moutons « transhumans, » c’est-à-dire venus de la Basse-Provence, et surtout de la Crau, pour pâturer durant l’été à la montagne, achèvent de ronger les dernières traces de végétation et de désagréger le sol par leur piétinement.

Provençal lui-même, l’abbé d’Expilly, dans son Dictionnaire géographique, s’exprime comme le ferait un agronome ou économiste de nos jours au sujet de ces détestables pratiques. Mais il n’insiste pas seulement sur le fait des ruines accumulées ; il appuie fortement sur l’antique prospérité d’un pays « autrefois bien gras et très fertile, » sur certaines conditions favorables qui se manifestent encore de son temps (seconde partie du règne de Louis XV). Mais le défrichement abusif a tout gâté.

Quittons maintenant les généralités, et résumons d’abord les observations prises sur place par le naturaliste Darluc qui explora la Haute-Provence peu d’années avant la Révolution. Notre voyageur, imbu visiblement de préjugés classiques, ne goûtait en rien le sentiment moderne du pittoresque que Rousseau avait déjà cependant contribué à faire pressentir. Par exemple, il trouve avec raison Moustier-Sainte-Marie agréable, mais c’est malgré l’aspérité des montagnes, tandis qu’à présent le même site nous charme à cause de cette aspérité. Le versant méridional de Lure est déboisé, observe-t-il, et il a raison, car ce dépouillement est fréquent à l’adrech ; le versant Nord, poursuit-il, est escarpé, affreux avec ses tristes bois de sapins, forêts solitaires hantées par les aigles et les ours bruns. Darluc est peureux, et si certains sites près de Digne l’effraient, c’est à cause d’échos mystérieux répercutant pendant la nuit les cris lugubres des oiseaux de proie, seuls habitans de ces déserts. Dans son exploration, de Feissal à Seyne, il lui faut circuler à travers un chaos de montagnes : les guides du pays rient de ses terreurs et s’avancent devant lui la tête haute, le long des précipices. Il se passe d’étranges choses, à l’en croire, dans les « avens » de Lure, si intéressans pour le géologue moderne. Un ecclésiastique du pays a voulu explorer un de ces enfoncemens et, moins heureux que M. Martel et que bien d’autres de nos contemporains, a perdu la raison pour toujours.

Quelque vingt ans plus tard, le voyageur parisien Millin ne