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de comte et comtesse du Nord[1], » Jusqu’au mois de novembre 1783, son nom disparaît de la liste des membres présens. Comment expliquer cette absence si longue ? D’abord, rappelons-nous que l’inconstance était le fond de sa nature ; il ne pouvait être longtemps satisfait de ce qu’il avait obtenu ; plus grande avait été pour l’Académie l’ardeur de ses désirs, plus vite il devait s’en détacher. Peut-être aussi n’avait-il pas eu à se louer de l’accueil de ses confrères : beaucoup ne l’aimaient pas. Un homme qui faisait profession d’être toujours « en état d’épigramme contre son prochain[2], » ne pouvait manquer d’avoir de nombreux ennemis dans cette société-là comme ailleurs. Il s’accordait fort mal, en particulier, avec d’Alembert, dont l’influence, à cette époque, dominait toute la compagnie[3]. Enfin, c’est le moment où il se sent le plus porté à fuir le monde ; il a soif de solitude, de silence, même d’oubli ; il « retire sa vie entière en lui-même[4] ; » il traverse une crise de désespoir et de misanthropie. Et sans doute, c’est aussi le moment où il fait la rencontre de Mme  Buffon, quinquagénaire au charme spirituel, pour laquelle il se prend d’une amoureuse amitié. Cette liaison parvient à le rendre plus calme, presque heureux ; mais elle le réconcilie avec la vie plus facilement qu’avec ses semblables. Je dirai même qu’elle contribuait à l’engager dans un recueilleement plus profond, dans la recherche d’une intimité plus étroite, qui lui permit de mieux savourer son bonheur. La ville, trop bruyante, lui pesait maintenant encore davantage ; il courut avec son amie se cacher près d’Etampes. C’est seulement après la mort de Mme  Buffon que Vaudreuil put arracher le solitaire à sa retraite ; il l’enleva en chaise de poste et le ramena à Paris[5]. « Replongé » ainsi de force dans le monde, Chamfort se laisse peu à peu ressaisir par lui. Il reparaît à l’Académie. D’abord, ce n’est que de loin en loin. « J’y vais si peu, écrit-il à l’abbé Roman le 4 mars 1784, que je n’ai pas fait la moitié d’une bourse à jetons qu’on m’avait demandée[6]. » Il avait dit à la ligne

  1. Voyez sur cette réception du fils de Catherine II les Registres de l’Académie, III, p. 513-514.
  2. Œuvres de Chamfort, éd. Augnis. I, p. 410.
  3. Il est assez curieux de noter que le jour où il rentre à l’Académie soit justement le 27 novembre 1783, c’est-à-dire le jour où l’on remplace d’Alembert comme secrétaire perpétuel. D’Alembert était mort le 29 octobre précédent.
  4. Éd. Auguis, V, p. 274.
  5. Éd. Auguis, V, p. 289.
  6. Éd. Auguis, V, p. 289.