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rens. C'est Hélène symbolisant l'humanité assujettie à ce supplice atroce : se sentir en proie à des passions irrésistibles et dont elle est pourtant responsable. C'est Niobé assistant au massacre de ses enfans par les dieux ; mais déjà elle prophétise l'heure de sa revanche ; car elle est la raison humaine qui continuera de briller quand les feux se seront éteints sur l'autel des divinités délaissées. Et Qaïn peut avoir heurté d'Iaveh l’inévitable embûche, il peut avoir succombé au crime tendu comme un piège, il se dresse quand même devant Dieu, et cette fois en accusateur. Dans un âpre réquisitoire, il énumère les crimes de Dieu contre l'homme. Et il lance ce défi :


Je resterai debout ! Et du soir à l'aurore
Et de l'aube à la nuit jamais je ne tairai
L'infatigable cri d'un cœur désespéré.


Ce cri retentit à travers toute l'œuvre de Leconte de Lisle et lui donne, avec son émotion, la palpitation de la vie. Mais comment se tromper à son accent et nier que ce ne soit par excellence l'accent personnel ? C'est le cri de sa propre détresse que pousse le poète : son âme a passé dans celle du grand Révolté. Quel besoin de remarquer après cela que cette attitude est la moins scientifique qu'on puisse imaginer ? Le savant observe, constate, décrit ; il ne s'irrite ni ne proteste. Leconte de Lisle ne s'est jamais targué d'être impassible : il a eu raison. Son œuvre est toute passion. Ses commentateurs ont coutume de distinguer entre les deux notions d'impersonnalité et d'impassibilité et de conclure qu'elles peuvent à merveille se concilier. Je crains pour ma part que l'une ne soit la limite de l'autre. Ou, si l'on préfère, il est deux formes de l'impassibilité. L'une consiste à s'oublier soi-même pour vivre de la vie d'autrui. L'autre prête à l'humanité nos propres sentimens et exprime sous le nom d'autrui nos rancunes et nos colères. Leconte de Lisle comme Flaubert n'a trop souvent connu que cette seconde sorte d'impersonnalité, où décidément il reste encore beaucoup de subjectivisme romantique.

René Doumic.