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Tout porte à supposer, d’ailleurs, que c’est l’officier lui-même qui, plus ou moins expressément, a introduit sa jolie maîtresse dans ce monde de la galanterie où elle devait, bientôt, dépasser en renom toutes ses rivales ; et lorsque, après une année environ d’heureuse vie commune, son service l’a forcé à quitter l’Angleterre pour aller combattre dans les Pays-Bas, Kitty s’est trouvée déjà toute préparée au rôle nouveau qu’elle allait remplir. Son nom, depuis lors, a figuré au premier rang des listes, imprimées ou manuscrites, qui offraient aux jeunes « roués » du temps l’énumération des plus notoires courtisanes de Londres, avec leur adresse et parfois une description détaillée de leurs charmes. En compagnie de l’un ou l’autre de ses nombreux protecteurs, on la voyait, l’après-midi, s’attabler à la terrasse de l’un des « thés » élégans du jardin de Marylebone, ou bien se promener sous les ombrages du Parc d’Islington, vêtue d’un gracieux « négligé » à la dernière mode, et coiffée d’un de ces légers et charmans « papillons » dont elle avait contribué plus que personne à répandre la vogue. Le soir, assise dans une loge de la fameuse Rotonde du Ranelagh, elle soupait joyeusement avec ses amis, pendant qu’un orchestre, formé en majeure partie de ses compatriotes allemands, lui faisait entendre son répertoire d’ouvertures, de menuets, et de contredanses.

Les chroniqueurs nous ont transmis les noms de ses principaux amans, ainsi qu’une foule d’anecdotes d’une authenticité parfois bien douteuse, mais qui, du moins, nous prouvent clairement l’importance attachée par le public anglais à ses moindres actions. L’une de ces anecdotes, dont l’écho se retrouve jusque dans les Mémoires de Casanova, veut que la jeune femme, un jour, pour montrer à l’un de ses soupirans le peu de prix qu’elle mettait au don d’un billet de cent livres sterling, ait placé le billet entre deux tranches de pain, et mangé l’étrange sandwich, ou tout au moins en ait goûté un morceau. Une autre fois, sur sa demande, tel autre de ses admirateurs aurait employé un billet semblable à allumer un bol de punch. Et certes, le mépris de l’argent doit avoir été, chez elle, l’un des traits de caractère les plus authentiques, puisque nous découvrons l’équivalent de ces deux histoires dans le portrait où Reynolds nous a représenté son exquise petite Cléopâtre de Covent-Garden s’apprêtant à dissoudre, dans un vase de vinaigre, un diamant à peine moins gros que le doigt qui le tient.

Mais ce qui ressort le plus vivement de tous les récits, et dont il nous est à peine possible, aujourd’hui, de concevoir l’idée, c’est la place extraordinaire qu’a tenue cette « fille de joie » dans la vie mondaine