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C’est la guerre… Les témoins de ces scènes les rapportent sans surprise et presque sans émotion. Ils en ont vu bien d’autres, en ce pays où l’on brûle, égorge, dépèce des milliers d’Arméniens, tous les deux ou trois ans. La vie humaine ne paraît pas une denrée précieuse et qu’il faille ménager. Les attendrissemens philanthropiques, les déclamations pacifistes ne sont pas de mode en Orient. Quatre mille hommes, jeunes, robustes, se sont entre-tués, hier, dans ces rues où passe une foule joyeuse et curieuse. S’ils étaient morts victimes d’une catastrophe, — incendie ou tremblement de terre, — il y aurait peut-être, dans la ville, une ombre de deuil. Mais qui songe aux morts ? Ils n’étaient pas frères par la race de ces Arméniens et de ces Grecs de Péra. Les volontaires d’origine hellénique, qui combattirent vaillamment, étaient venus de Macédoine et ne représentaient dans l’armée qu’une faible minorité. Il n’est pas surprenant que la population levantine n’éprouve pas, aujourd’hui, la tristesse qui suivrait, ailleurs, une guerre civile et l’horreur du sang fraternel versé. Elle est toute à la joie, et elle ne pense qu’à fêter ses libérateurs. Elle leur sait gré d’être venus sans être appelés, et si vite, avant qu’elle fût contrainte à la résignation, à l’acceptation passive de la vieille tyrannie renouvelée ; elle leur sait gré de n’avoir pas abusé de leurs privilèges de victorieux, d’avoir respecté les biens et les personnes. Elle se sent libre, et en sécurité parfaite, depuis qu’ils sont là, chargés de la police de la ville, impitoyables aux mouchards et aux malandrins.

Jamais des soldats européens n’ont montré plus de correction et de politesse que ces Rouméliotes si bien disciplinés, si sobres, si graves. On leur offre de l’argent ; ils refusent et n’acceptent que des vivres et des cigarettes. J’ai entendu dire qu’un des leurs, ayant un peu… bousculé une femme dans la prairie des Eaux-Douces d’Europe, fut saisi et déshabillé par ses propres camarades qui lui appliquèrent vingt-cinq coups de bâton, pour l’exemple… Si par momens, dans l’ivresse du combat et de la poursuite, ces soldats se sont laissé entraîner à des représailles brutales, c’est que la résistance des réactionnaires les avait exaspérés ; mais, la lutte finie, la victoire acquise, tous mettent un très noble orgueil et une sorte de coquetterie à prouver qu’ils ne sont pas des barbares, à mériter la confiance de la population, l’estime des étrangers. Ils laissent à