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jaillir des balcons, drapeaux rouges portant le croissant et l’étoile, drapeaux verts, drapeaux hellènes à raies et à croix bleues sur fond blanc. Les impasses mêmes et les passages qui vont à la rue des Petits-Champs, et qui sont tour à tour des fondrières ou des cloaques, se sont pavoisés aux couleurs turques et grecques. Les hôtels hissent des pavillons français, anglais, allemands, américains. Le canon ébranle les nerfs tendus par l’anxiété, fait tressaillir et rire les femmes, anime les hommes de velléités héroïques…

En passant à l’hôtel, nous prenons la jolie Grecque de Prinkipo qui, depuis des semaines, n’a pas osé franchir le pont. Elle perd une demi-heure à s’habiller, et descend, en robe de taffetas à jaquette longue, navrée parce que son chapeau n’est pas à la mode. Elle avoue qu’elle a très peur d’aller à Stamboul. Peur de quoi ?… Elle n’en sait rien elle-même… Elle a pris l’habitude d’avoir peur. La demoiselle pérote est moins timide. Elle craint seulement que le pont ne soit barré…

Moïse, grimpé à côté de l’arabadji, dirige l’expédition. Nous voilà, toutes trois, bien secouées par les ressauts de la voiture, jetées l’une contre l’autre, et follement amusées par la fièvre de la ville et le canon qui nous assourdit. Nous arrivons au pont de Galata, à la minute même où la ligne des soldats fléchit, sous la ruée des gens, et nous passons, dans un flot de voitures, de cavaliers, de piétons. De la mosquée Validé à Sainte-Sophie, il n’y a que des soldats, de toute arme, pêle-mêle, qui ne crient pas et ne chantent pas, mais qui rient, se saluent, s’appellent, arrachés à leur apathie orientale, et si débordans d’orgueilleuse joie qu’ils nous font, au passage, des signes amicaux. Ils sentent que l’énorme événement accompli est leur œuvre : ils sont les maîtres de l’heure, l’âme et le bras de la nation. Des officiers qui se rencontrent se donnent l’accolade… D’autres, dans une voiture qui croise la nôtre, nous crient :

— Eh bien ! mesdames, vous êtes contentes comme nous !… Vous n’avez pas eu de mal… personne n’a eu de mal… Nous sommes venus pour vous protéger, pour punir les traîtres… Ça s’est bien passé…

Devant Sainte-Sophie, au milieu des cavaliers vert sombre et des fantassins bleus, notre voiture s’arrête, hésite… Puis, je ne sais comment, la voilà lancée dans la grande rue Divan-Yolou, entre deux haies de soldats. Les trottoirs grouillent de peuple.