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Il n’y avait pas beaucoup de voyageurs, quatre tout juste : un jeune Anglais, une vieille Anglaise, M. Fernand Sarrien, courrier de cabinet, et moi. Le train nous appartenait, le train aux sleepings étouffans, aux couloirs étroits, qui fuit, comme un serpent sombre, à travers toute l’Europe, et que guettent les douaniers de toutes couleurs et de toutes langues…

Tant qu’il est en pays ottoman, il va cahin-caha, avec une modération bien orientale ; il fait, sans raison apparente, mille détours dans la plaine de Thrace, et semble aspirer à revenir en arrière, vers Stamboul. C’est le baron de Hirsch qui a construit la ligne paradoxale où le train dessine à plaisir des méandres, des boucles, des demi-cercles. Vingt-trois kilomètres à l’heure !… C’est charmant… On a le temps de voir, et de revoir les paysages ; mais partis de Sirkedji à trois heures, nous serons à Andrinople après onze heures du soir.

Nous avons franchi les faubourgs de Stamboul, Yédi-Koulé, Psammatia aux maisons sordides, aux vieilles tours démantelées et croulantes parmi les glycines et les figuiers. Une lumière blanche, radieuse, une pluie de flamme argentée, incendie le château des Sept-Tours, forteresse moyen-âgeuse, où fusent des cyprès noirs. Ils envahissent la plaine, au-delà des murailles, ces cyprès décharnés, ascétiques, gardiens des stèles funéraires ! Mais, du côté de la Marmara, la vie intense grouille dans les petits ports de pêche. Les maisons arborent des drapeaux. Des hommes, devant les cafés, étalent des bandes de satinette à inscriptions, et accrochent des lanternes pour la fête du soir. Elle est déjà commencée, la fête, et il y a des buveurs, des danseurs même, dans les jardinets poussiéreux, sous les tonnelles de roseaux, où résonnent les notes claires et plaintives des lanternas, ces pianos mécaniques, ornés de miroirs, de dentelles et de roses en papier, qui déversent par tout Constantinople des musiques napolitaines. Et les maisons, les cafés, les jardins, sont comme le premier plan d’un décor sans profondeur, une frise découpée contre le fond bleu de la mer qui réverbère le ciel éblouissant, et semble monter en hauteur, emplir tout l’espace. Je devine à peine l’horizon, à un vague frottis de neige qui est la crête lointaine du mont Olympe, là-bas, dans cette Bithynie dont la rive est comme évaporée… Voici Makrikeuy où habite Ahmed-Riza bey, et San-Stefano, « village historique, » très à la franque et très laid… La banlieue de Stamboul est