Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 52.djvu/608

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

renversait la plus haute barrière des classes en retirant à l’instruction son caractère de privilège, les publicistes répandaient à pleines mains la semence dans les sillons frais, en appelant la masse qui sait lire à la connaissance des questions sociales, avant de l’appeler à leur discussion. C’était le mouvement inauguré par la Convention, qui reprenait sous la monarchie de Juillet. Et ni l’Encyclopédie à deux sous, de Leroux et Reynaud, ne faisait sourire personne, ni le Livre du Peuple, de Lamennais, ne soulevait lui-même les mépris et les colères que le parti conservateur exhalera plus tard. Lerminier, il est vrai, esquissera dès lors (1838) une évolution semi-bourgeoise qui sera celle de la Revue même dont il est le porte-parole, et, de ce fait, il s’attirera une réplique de George Sand[1]. Mais ces escarmouches, courtoises dans les formes, vives dans le fond, n’en acheminent pas moins la question en la faisant passer du terrain politique au terrain intellectuel, et en donnant à la discussion sur l’égalité sociale, sinon l’égalité littéraire, du moins l’avènement littéraire pour couronnement. Si l’ouvrier, inculte, ne peut rien produire dans le domaine de la pensée et de l’art, ne pourra-t-il produire dès qu’il sera cultivé, même sommairement cultivé ? La lourde terre vierge du cerveau populaire, dès le premier labour, ne projettera-t-elle pas à la lumière des moissons inattendues ? Le grain en pourra être âpre et sauvage, la pâte inégale et amère. Mais cette saveur, cette rudesse, ne seront-elles pas un bienfait ? Ne manque-t-il pas à la littérature artistique des purs intellectuels cette sève naturelle et cette simplicité sans lesquelles l’œuvre populaire n’existe pas ? Peut-on dire que nos plus beaux ouvrages littéraires, soit classiques, soit surtout romantiques (et l’on est encore en plein romantisme), aient une véritable popularité en France, et touchent le cœur de la foule ? Ainsi les chefs-d’œuvre sont le produit d’une élite, ne s’adressent qu’à une élite. Ils peuvent même avoir plus d’action à l’étranger que dans leur pays d’origine. N’y a-t-il là aucun paradoxe ? N’est-ce même point pour la France, si glorieuse de ses œuvres « européennes, » une infériorité notoire, et un danger intellectuel capital ? Eh quoi ! Schiller et Gœthe sont non seulement nationaux, mais « populaires » en Allemagne ; et un ouvrier, Hans Sachs, put y être à la fois populaire et classique. Un Racine, un Lamartine, sont-ils

  1. Revue des Deux Mondes, année 1838.