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Revue Indépendante. Tantôt, sous le pseudonyme de Gustave Bonnin, elle y écrit Sur les poètes populaires ; et tantôt, sous son nom, un premier et un second Dialogue familier sur la poésie des prolétaires[1]. On dirait qu’insensible aux railleries elle guette à l’horizon, comme une vigie, l’apparition d’un enfant du peuple qui porte au front le sceau du génie. Elle attend mieux que Magu et Savinien Lapointe. Elle n’espère pas seulement, elle est sûre. Or, en cette même année 1842, paraît un volume de vers intitulé simplement Marines, signé d’un nom inconnu : Charles Poncy. Elle le lit avidement. La préface, signée d’Ortolan, dit que l’auteur est très jeune, pauvre, ouvrier ; il habite Toulon. C’est lui ! Son cœur bondit, sa plume vole. Et, d’inspiration, elle lance à l’inconnu la première lettre d’une correspondance qui devait durer trente-quatre ans, et ne s’arrêter que deux mois avant sa mort[2].

« Mon enfant, lui écrit-elle, vous êtes un grand poète, le plus inspiré et le mieux doué parmi tous les beaux poètes prolétaires que nous avons vus surgir avec joie dans ces derniers temps. Vous pouvez être le plus grand poète de la France un jour, si la vanité, qui tue tous nos poètes bourgeois, n’approche pas de votre noble cœur, si vous gardez ce précieux trésor d’amour, de fierté et de bonté qui vous donne le génie. On s’efforcera de vous corrompre, n’en doutez pas ; on vous fera des présens (justement, le ministre Villemain venait de lui envoyer un choix de livres, et le geste ne laissait pas d’avoir son élégance) ; on voudra vous pensionner, vous décorer peut-être !… Prenez donc garde, noble enfant du peuple ! Vous avez une mission plus grande peut-être que vous ne croyez[3] !… »

Tel est le thème. Cette lettre lyrique, qui tient de l’hymne et de la thèse, et qui risquait d’être plus « corruptrice » pour un jeune homme que la bibliothèque offerte par Villemain, s’explique par le diapason auquel les âmes étaient alors montées. Et puis, elle s’adressait à un homme du Midi, à un poète. Les risques étaient moindres. Le jeune Toulonnais semble avoir

  1. Revue Indépendante, n° 1, novembre 1841, janvier 1842, septembre 1842.
  2. Du 27 avril 1842 au 3 avril 1876. La correspondance entière contient 226 lettres. Il en a paru 39 seulement, dans les six volumes de la Correspondance de George Sand.
  3. Paris, 27 avril 1842 (Corresp. de George Sand, t. II, p. 198).