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sa part, il faudrait, pour retrouver les premiers aspects de son talent, remonter aux deux recueils de 1830 (Poems, Chiefly lyrical) et de 1832 (Poems). Ni le public, ni la critique ne leur firent bon accueil. L’élégance en parut froide et le raffinement trop cherché. Les lecteurs n’y virent qu’artifice. Quelqu’un a pu dire, — l’auteur lui-même nous le rapporte, — à propos de ces essais, qu’il avait été un artiste avant de devenir un poète. Il répondait par le mot bien connu : on ne devient pas poète. Et sans doute il a raison ; mais l’observation à laquelle il réplique, mal présentée peut-être, n’en reste pas moins juste. Disons donc, plus exactement, que son sens poétique, avant de se manifester par les hautes qualités qui devaient le faire éclater plus tard et s’exprimer alors dans un art supérieur, ne se révéla guère d’abord que par une ardente adoration de la beauté, « a strange earnestness in his worship of beauty, » disait son ami Arthur Hallam, un extrême souci de la forme et une versification mélodieuse. Ce sont là plutôt, en effet, des mérites d’ordre esthétique.

Il est très remarquable que Victor Hugo débuta chez nous, — avec toutes les différences de tempérament et de milieu, — d’une manière analogue. Les Odes et Ballades, les Orientales ressemblent à de brillans exercices de virtuosité, auprès des beaux poèmes où s’exprime, dès les Feuilles d’Automne, une inspiration infiniment plus humaine. Mais plus encore que Hugo, Tennyson cherchait, dans les thèmes où trouvaient à se satisfaire les exigences de son sens artistique, une éducation de sa sensibilité elle-même, un perfectionnement de ce privilège mystérieux qui donne au poète le pouvoir de traduire la vie, d’en embrasser les multiples manifestations, d’en saisir et d’en dégager la beauté secrète, le sens caché, l’invisible essence. Avant même de les pénétrer ainsi, il est attiré vers elles ; incapable d’en donner sa propre interprétation, il s’arrête aux interprétations des autres. La curiosité n’a rien ici d’une dissipation futile : elle révèle bien plutôt l’ardeur d’une âme mobile encore et qui cherche le point où elle se fixera, le centre d’où rayonnera sa propre lumière. Certains critiques n’ont voulu voir en Tennyson qu’un dilettante[1]. Ils ont forcé ainsi jusqu’à le

  1. Tel est notamment le point de vue de Taine dans son Histoire de la Littérature anglaise, t. V, les Contemporains, ch. VI.