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sujet, en effet, et qui semblait fait pour lui. Il sert à la fois les goûts du poète, sa pensée el son rôle. L’imagination peut se donner carrière dans ce domaine quasi féerique où la poésie des vieux contes accepte et appelle toutes les merveilles. De plus, comme tous les sujets ainsi élargis, et mieux encore, — grâce à la signification profonde de ces vieux mythes : la Quête du Graal et le Retour d’Arthur, — celui-ci est prêt à recevoir les significations les plus vastes, à revêtir le plus ample symbolisme. Il évoque toute une société dont les héros agrandis, éclairés et comme transfigurés par l’idée poétique, peuvent personnifier toutes les forces matérielles et morales. Il propose au poète un héros de sa propre patrie et lui permet de donner en poésie ses propres vues sur l’établissement ou la chute d’un royaume. Enfin cette évocation a pour décor la vieille île bien-aimée, la terre des ancêtres, pour décors ses paysages, pour horizon « la mer inviolée » qui l’isole et la défend. On mesure aisément ce qu’une telle œuvre a de national. Tennyson ne parcourt pas les âges, comme l’auteur de la Légende des Siècles, en quête de tableaux où se reflètent les civilisations les plus diverses. Son inspiration s’enroule autour d’une tige unique, profondément enracinée dans le sol du pays. Il ne s’est pas non plus proposé de faire revivre une époque disparue, d’en donner, si l’on peut dire, la sensation au lecteur, ou tout au moins d’y réaliser la vision qu’il en a : cette matière tant de fois remaniée, il en dispose librement à son tour ; il prête à ses personnages les sentimens et les pensées de ses contemporains. Ainsi en avait-on usé avant lui. Arthur et ses chevaliers appartiennent au vie siècle. Mais Robert Wace et Chrestien de Troyes en firent des personnages du XIIe siècle, et, chez sir Thomas Malory, ils deviennent des contemporains d’Edouard IV. Tennyson, comme tous les poètes épiques, comme Homère, comme Virgile, comme Dante, comme Milton, fait servir à l’expression des idées de son temps les héros et les événemens de son poème.

Il nous a dit lui-même comment il fallait l’entendre. Ce n’est pas un morceau d’histoire en vers, ni un essai pour refaire le récit de Malory ou de Geoffroy de Monmouth, mais un conte « neuf et vieux, où les Sens combattent avec l’Ame. » Chez le Roi, la victoire reste à l’âme : il est toujours fidèle à son noble idéal. Chez le preux chevalier Lancelot et la reine Genièvre, le conflit est incertain : la nature inférieure les détourne, ils ne