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sont pas fidèles à leurs promesses et à leurs engagemens. Au-dessous de ces personnages, il y en a de plus vils, en qui les sens l’emportent. Vivien, Ettarre, Tristan, Modred, gouvernés par la nature inférieure, sont volontairement faux en toutes choses. La méchanceté de ces derniers, la faiblesse des autres, ruinent la noble institution de la Table Ronde, le beau rêve d’Arthur. Mais Arthur lui-même triomphe jusque dans la mort, par la force inébranlable de sa foi.

Chacune des Idylles reproduit en réduction ce même combat entre les Sens et l’Ame. Arrêtons-nous un instant à la dernière, la Disparition d’Arthur. Elle est la suprême expression de l’idée qui domine toutes les autres pièces. Dans l’ordre logique, elle termine l’œuvre. En réalité, c’est par elle que Tennyson avait commencé. Ce poème n’est, en effet, que la réimpression de la Mort d’Arthur. Le poète y a ajouté 169 vers au commencement et 30 à la fin. Oui, la voilà bien, l’antique lutte, la lutte éternelle. Elle est figurée ici, d’abord par la grande bataille où les forces du mal et du désordre, sous Modred, combattent contre Arthur et ses loyaux chevaliers. Elle est figurée une seconde fois en sir Bedivere, le dernier de la Table Ronde, à qui Arthur ordonne de jeter son épée Excalibur dans le lac d’où elle était sortie jadis par magie. Bedivere, tenté par la beauté de la garde enrichie de pierreries, ne peut se résoudre au sacrifice : son amour du trésor l’emporte sur sa fidélité, et il cache l’épée dans les roseaux. Mais Arthur découvre sa désobéissance et lui impose enfin sa volonté. La même lutte est figurée une troisième fois dans la conversation entre le Roi mourant et celui qui l’a suivi le dernier, quand la barque noire apparaît sur le lac pour emporter Arthur. Bedivere est un brave homme, franc et loyal, mais il n’a pas la force d’âme nécessaire pour résister aux grands désastres qui ont renversé le royaume. Il juge avec les sens. Le vieux temps est mort à jamais : point d’autre perspective à ses yeux que le chagrin et un monde où tout est ténèbres. La foi d’Arthur et son espérance le soutiennent encore : il juge avec l’âme. L’ordre ancien a disparu, mais un ordre nouveau paraîtra, car Dieu a bien des manières de s’accomplir. Le Roi ne se sent point abandonné ni perdu : il lui reste encore la prière. « On fait plus de choses avec la prière que ce monde n’en peut rêver. » Il lui reste la vision d’un lieu de repos et de guérison dans l’île d’Avalon. C’est ainsi que la barque l’emporte, sur l’eau brillante,