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Le poète avait quatre-vingts ans. Et à quatre-vingt-un ans, un jour qu’il franchissait le Soient, sa vieillesse sereine exhala ce chant du cygne sur lequel il demanda que se ferment toutes les éditions de ses œuvres, ce chant que toute l’Angleterre répéta après qu’il eut retenti sous les voûtes de Westminster aux funérailles du poète, et dont elle a fait un cantique :


EN FRANCHISSANT LA BARRE

Soleil couchant, étoile du soir ! — J’entends un clair appel. — Puisse la barre ne point gémir, — Le moment venu de mettre à la mer !

Mais que le flot sommeille après la marée haute, — Sans écume et sans bruit, — Lorsque ce qui sortit des profondeurs sans bornes, — Y reviendra, l’exil fini.

Crépuscule et cloche du soir, — Et puis après, la nuit !… — Puisse l’adieu ne pas connaître la tristesse, — Lorsque j’embarquerai ;

Car au-delà du Temps, au-delà de l’Espace, — Si loin que m’emportent les flots, — Je verrai mon pilote face à face, — Lorsque j’aurai franchi la barre aux larges eaux[1].


VIII

Tel est le dernier terme de la poésie de Tennyson. Des raffinemens esthétiques où elle se cherche, au pur lyrisme où elle s’achève, il y a une marche naturelle et un progrès continu. Nous avons essayé de le rendre sensible et d’en marquer les phases. Cette œuvre est vraiment un chant. L’auteur est vraiment un poète et n’est qu’un poète. Avec moins de curiosité intellectuelle que Browning, il a plus de sympathie et d’émotion ; avec moins de morale que Wordsworth, il a plus de curiosité ; avec moins de ferveur artistique que Keats, il a plus de vie morale. Dans une conclusion fameuse, Taine, qui a beaucoup simplifié Tennyson, l’opposait à Musset. Contraste absolu, en effet. Si au contraire nous lui cherchions des analogies avec nos poètes, il faudrait mentionner plus d’un nom. Nous avons déjà cité Chénier qu’il nous rappelait par son amour des sujets antiques, des vieux thèmes de la littérature grecque. D’autres poèmes nous rappelleraient le Hugo des Orientales, le Vigny du Cor ou de La Fille de Jephté ; d’autres encore, le Lamartine du Dernier chant de Childe Harold, de La mort de Socrate et de Jocelyn,

  1. Crossing the Bar, VII, 193.