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rôle de Mme Ducrest ; celui qu’elle avait assigné à sa fille était de plaire, d’être complaisante et agréable, de recevoir du même front ingénu dédains ou hommages trop empressés. La rancœur de l’enfant dut être profonde. Elle persiste, tenace, dans ces lignes écrites, vers 1825, par Mme de Genlis, qui cependant en avait vu bien d’autres : « Un instinct de bon goût me faisait sentir que ma mère prodiguait beaucoup trop ma harpe et mon chant, j’étais mal à mon aise dans ces brillantes sociétés, quoique j’y fusse caressée à l’excès. Je pensais deux choses : la première, qu’il ne faut se produire dans le grand monde que lorsqu’on peut y être à peu près comme les autres pour la manière d’être mise, etc. ; la seconde que, sans mes talens, on n’aurait eu aucune envie de m’attirer. Ces idées me blessaient, me donnaient le goût de solitude, et une excessive timidité, que j’ai conservée bien longtemps. »

L’opinion fut sévère à ces démarches et à ce zèle maternel inconsidéré. « C’est en hasardant le matin chez les hommes quelques visites qu’elle trouva un mari, » dit Talleyrand. C’est propos de mauvaise langue, et peut-être d’ingrat. Mais, on le voit, Mme Ducrest aventurait bien à la légère la réputation de sa fille, et peut-être pis encore. Heureusement pour la jeune fille, sa grâce enfantine et piquante fut plus forte que les menées et la « conduite si travaillée » de sa mère, et ce fut un mari qu’elle trouva. Au mois de décembre 1763, elle épousait à dix-sept ans le comte de Genlis. »

Nous avons sur ce mariage de très différentes versions, et naturellement, c’est le récit de Mme de Genlis elle-même qui lui est le moins désavantageux. Prisonnier des Anglais en même temps que César Ducrest, le comte de Genlis, sur les récits enthousiastes du père, se serait épris de la jeune fille dont il avait entrevu le portrait, et il l’aurait épousée malgré l’opposition de tous les siens. — Les contemporains parlent d’autre sorte. « Elle épousa vaille que vaille le comte de Genlis, » écrit méchamment Talleyrand. Elle l’épousa très régulièrement au contraire, on s’en peut fier à l’habileté des trois maîtresses femmes qui présidèrent à l’intrigue : le brillant colonel n’en pouvait sortir que pieds et poings liés. Toutes les forces de la famille s’étaient coalisées pour cette importante capture, et