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d’un savant. Son esprit net et précis avait au plus haut degré l’art de grouper les faits, de les exposer avec méthode. Son style est simple et sobre comme sa pensée. M. Luchaire avait le grand souci de bien écrire ; il ne croyait pas que la science dût se résoudre à s’exprimer mal. Tels chapitres de son Innocent III, l’exposé des impérialismes, puis encore la peinture des croyances albigeoises, sont hors pair. — En réalité, fond et forme, son œuvre vaut surtout par cette vertu supérieure, qui fut l’âme de sa vie : la probité.

On peut, dire que peu de consciences scientifiques furent aussi hautes. Il avait le culte de la justice, celle que l’on doit à ses devanciers, celle qu’attendent, dans le passé, les hommes ou les choses. Jamais érudit fut-il plus équitable pour ses rivaux ? Ce maître n’était pas de ceux qui pensent que rien n’a été fait avant eux et qu’il est habile de profiter des travaux des autres, tout en les ignorant. Nulle part, on ne trouverait dans son œuvre une remarque injuste ou malveillante : très souvent au contraire, on y peut voir des éloges sans réserves. Lui-même ne se met pas au-dessus de la critique. Il se révise, se contrôle, et, quand il s’est trompé, reconnaît loyalement son erreur. De telles natures sont bien faites pour la magistrature sereine de l’histoire. Ce penseur libre, qui avait rompu avec toute religion positive, a été un des écrivains qui ont le mieux jugé Innocent III et les papes. « Ils avaient, dit-il, l’esprit plus large, l’âme plus haute et plus accessible au sentiment d’humanité et de justice que ceux qui les représentaient. Ils étaient meilleurs que leurs cardinaux et légats : ceci fut vrai, par exemple, de Grégoire VII, beaucoup moins intransigeant et moins dur que ceux qui agissaient en son nom. » Cet universitaire, très épris de son temps, ne parle pas seulement du passé avec respect, mais avec amour. Il voulait qu’on l’étudiât, non seulement parce qu’il nous instruit et qu’il nous charme, mais parce qu’il est une portion de nous-mêmes. « Disparu ! le moyen âge ne l’est pas tant qu’on pourrait le croire. Il a laissé, autour de nous, des témoignages indestructibles de sa vitalité et de sa grandeur. Une époque qui a bâti nos cathédrales, ces chefs-d’œuvre d’élévation morale, de fécondité et de puissance… est toujours digne d’intéresser l’homme qui voit et qui pense. » Et il ajoutait, non sans scepticisme : « Il y a un fond de sentimens, de pensées et de passions qui ne varie pas, parce que l’homme est toujours semblable à