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France, et nous ne nous laisserons pas qualifier de rouges, c’est-à-dire d’hommes de sang, mais nous n’y sommes point, et il faut pour cela que certains orages passent.

« Sont-ils possibles à détourner ? Oui, cet homme qui s’est emparé de la responsabilité d’une révolution sérieuse le pourrait, en dépit de son coup de main illégal, s’il avait beaucoup de génie et beaucoup de probité. Mais peut-il en avoir ? Ici nous tournons dans un cercle vicieux[1]. »

Soyez démens ! écrivait-elle en songeant à l’avenir de Jacques, et à ses lointaines revanches. Soyez clément ! va-t-elle aussitôt crier, à voix haute, au vainqueur momentané de Jacques.

Dès les premières proscriptions qui frappent ses amis, elle demande audience au prince, elle lui écrit ; elle heurte 5 la porte de sa conscience, de son cœur qu’elle sait humain. Elle fait appel à l’homme de naguère. « Ah ! prince, mon cher prince d’autrefois, écoutez l’homme qui est en vous. » Elle le conjure de lire « ses adieux et ses prières. » Sa famille est dispersée, ses amis d’enfance, ses frères d’adoption en prison, ou jetés à tous les vents du ciel. « Amnistie, amnistie ! » Non que cette supplication implique une abdication de sa foi sociale : « Votre politique, je ne peux l’aimer, elle m’épouvante trop pour vous et pour nous. Mais votre caractère personnel, je puis l’aimer… Aucune âme de quelque prix ne transformera son idéal d’égalité en une religion de pouvoir absolu. Mais tout homme de cœur, pour qui vous aurez été juste ou clément en dépit de la raison d’Etat, s’abstiendra de haïr votre nom et de calomnier vos sentimens[2]. » Et le prince, touché à l’endroit sensible, accorde d’un geste affable, attristé, tout ce que lui demande cette Staël sans attitude, qui pleure devant lui comme une simple femme. Il pleura même un jour avec elle, en recevant sa supplique, suivant la tradition nullement suspecte qui se conserve dans la famille d’un proscrit gracié. Coup sur coup, dans les premiers mois de l’année 1852, elle désigna tous ses amis berrichons, les arracha tous à l’exil, à la prison, aux poursuites : et Fleury, son « Gaulois, » dont 48 avait fait un représentant ; et Périgois, et Emile Aucante, prisonniers ; et Borie, qui avait fui à Bruxelles ; et Lebert, notaire, compromis ; et en bloc, treize déportés de l’Indre, coupables simplement de délit d’opinion, et pour cela « ferrés comme des

  1. Souvenirs et idées (« Le coup d’État à Paris, passim).
  2. Correspondance, III, p. 267, 290.