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épistolaire avec George Sand. Il répondait, sur le premier point :

« Je ne discerne pas précisément… l’opportunité d’une résurrection des ouvriers-poètes. Ils ont eu leur heure, sans doute, leur vogue, et l’engouement des âmes généreuses qui les croyaient appelés à une sorte de sacerdoce ou d’apostolat sur ce qu’on appelait alors le peuple. Leur auréole s’est éteinte en 1848, à la proclamation de la République qu’ils avaient souhaitée et prêchée… Et il y a une raison à leur disparition de la scène littéraire et politique. C’est que leur République à eux, tout comme le Royaume de Dieu de l’Evangile, n’était pas de ce monde. Ils n’ont pas voulu emboîter le pas derrière les marchands d’orviétan, de fraternité universelle, de lois agraires, de rêves paradisiaques et autres panacées frelatées dont on a grisé les travailleurs. Leur honnêteté foncière s’est refusée à donner pour des réalités de dangereuses illusions, à l’aide desquelles on a exploité le vrai peuple, qui n’en a pas encore, malgré tant de sanglans mécomptes, reconnu le néant. Ils savaient que le travail est la grande et suprême loi de la vie. Ils ont maintenu leur foi et leur idéal. Aussi, voyez ! depuis trente ans, à partir même de Béranger, le premier de tous, ils sont oubliés et dûment enterrés ; et ceux qui, comme moi, ont eu la triste chance de vieillir et de survivre aux autres, sont devenus les bêtes noires des bêtes rouges de la génération actuelle[1]. »

Sur le second point, voici comment il résumait sa vie, placée en quelque sorte sous l’étoile de George Sand :

« De moi, que vous dirai-je ? Je n’en sais rien. Je ne me suis jamais occupé de moi… [cependant] j’ai eu mon ambition comme tout autre, et la voici : Vous vous souvenez de Mauprat. George Sand a créé dans ce roman un type admirable de paysan dont l’austère probité et la droiture de jugement avaient fait une sorte de Salomon rustique, à l’arbitrage de qui tous les litiges de ruralité et de famille étaient déférés, et dont les sentences étaient des oracles rendus et accueillis en dernier ressort. C’est le « Bonhomme Patience. »

« J’avais vingt-six ans quand je lus Mauprat. C’était en 1848. La Révolution d’alors avait fermé les chantiers… J’avais étudié avec passion le droit civil, tout seul, et me l’étais facilement assimilé… Je savais ce que les moindres discordes de

  1. Lettre à M. Henry Jouin, du 8 janvier 1884. — Nous devons à M. Henry Jouin la généreuse communication de cette lettre documentaire, et de la suivante.