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— Je vois ! dit-il tout haut. Voici le frêne, et, là-bas, les tilleuls tordus ! Avant un quart d’heure, je serai dans mon bois !

Cette découverte fit affluer en lui une vague d’idées plus joyeuses.

« Allons, vieux, songea-t-il, fais un bon signe de croix ! Tu sais bien, pourtant, que cette somme n’appartient pas à des grands seigneurs, mais à de pauvres diables tels que toi ! Tu sais bien que c’est leur pension, et qu’ils ont lourdement gagnée, en se nourrissant à crédit et en payant plus cher !… »

Il sentit son courage se raffermir encore : mais la tristesse sans objet, décidément, continuait de plus en plus à lui ronger le cœur. Il lui semblait que, sur la ville dont il venait et sur toute la région qu’il traversait, une ombre mauvaise pendait, comme une araignée géante, enfonçant ses griffes au plus secret de son âme.

Il y avait plus d’une heure qu’il était en route. Une autre heure encore, et il arriverait à Slomianki : là, il prendrait un nouveau cheval, et avant trois quarts d’heure il serait chez lui ! Il arrêta son cheval, l’essuya, le couvrit, et se mit en devoir de le faire manger. La bête mangeait gaiement, s’interrompant parfois pour frotter son museau contre la casquette ou le collet de son maître.

« Ce brave ami, pourtant, ne pressent rien de mauvais ! » se dit le forestier.

Il remonta sur son siège et repartit ; mais bientôt, sans s’en apercevoir, il s’écarta du chemin, s’enfonçant de plus en plus parmi les buissons. Une nouvelle lampée d’eau-de-vie ne réussit pas à le tranquilliser. Sans cesse, il lui semblait que quelqu’un bougeait dans les buissons, ou bien qu’il entendait un sifflet lointain, ou encore qu’il flairait une odeur de brûlé. Tout à coup il s’aperçut que sa voiture ne suivait plus le chemin.

« Bah ! se dit-il, ce n’est jamais qu’un petit quart d’heure à regagner ! »

En effet, l’erreur fut vite réparée. Bientôt le forestier se retrouva sur la chaussée, dans son bois. Pour le coup, le voici presque en sûreté : car quel étranger penserait à l’attendre là, parmi ces fourrés où s’écoulait sa vie ?

— Notre Père, qui êtes aux cieux… commença-t-il, le cœur tout allégé.

Et voici que, brusquement, à quelques pas de son traîneau, il entendit retentir une voix jeune et sonore :

— Qui va là ? Halte, ou je tire !

Quelqu’un sauta de derrière un arbre, et saisit le museau du cheval. En même temps, Linowski se vit entouré d’un groupe de jeunes gens, dont l’un tenait une petite carabine, d’autres des revolvers.

Le forestier jeta précipitamment les rênes, descendit du traîneau, et courut vers celui qui avait crié.

— Lad… Ladislas ?… appela-t-il d’une voix rauque.

Il avait l’impression d’avoir reçu un coup sur la tête. Ses yeux se troublaient, son cœur s’était mis à battre follement.


Mais M. Boleslas Prus, de par le titre de son roman, s’est engagé surtout à nous parler des « enfans » de ces « pères, » pleins d’honneur et de