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qu’il avait construit en quelques années d’une chance inouïe, et de lui donner la consécration suprême de la durée. Depuis 1871, il n’a pas voulu la guerre, on peut le dire puisqu’il ne l’a point faite, et l’empereur Guillaume ne l’a pas voulue davantage puisqu’il ne l’a pas faite non plus. Mais ils ont voulu l’un et l’autre assurer à l’Allemagne l’hégémonie de l’Europe, et ils la lui ont maintenue aussi longtemps que cela a été possible. Grâce à quelques satisfactions qu’il accordait tantôt à telle puissance, tantôt à telle autre, — nous en avons eu notre compte, — Bismarck maintenait sur toutes son pouvoir et son prestige. « On prétend, — a-t-il dit un jour à un de nos ambassadeurs, — que je suis un poids qui oppresse l’Europe, et je suis au contraire l’éventail qui la fait respirer. » Cette prétention n’était pas absolument fausse. Mais le moment est venu, et il devait venir, où l’Europe s’est lassée de respirer artificiellement au moyen d’un mécanisme dont le manipulateur lui mesurait l’air et le souffle avec un bon plaisir assez libéral quelquefois et un égoïsme toujours intelligent. Les puissances ont aspiré à reprendre ce qu’elles avaient momentanément abdiqué de leur indépendance, à cesser de vivre en fonction de l’Allemagne, à vivre enfin leur propre vie à leurs risques et périls. C’est alors qu’a été contractée l’alliance franco-russe : à partir de ce moment, chacun a senti qu’il pouvait respirer plus librement, et que ce supplément de liberté ne coûtait rien à sa sécurité. A côté de la Triple Alliance, d’autres combinaisons politiques se sont formées, non pas pour la menacer, mais pour y faire contrepoids. Elle n’a plus été l’unique et écrasante pyramide qui se détachât sur l’horizon. Il en est résulté un changement qui n’a pas été dès le premier jour très sensible, mais qui l’a été de jour en jour davantage dans les mœurs politiques de l’Europe, et qui s’est manifesté pour la première fois avec une pleine évidence à Algésiras, où l’Allemagne nous avait tous traînés. Tel est l’avantage de l’alliance franco-russe, pour les autres comme pour nous. Les toasts de Cherbourg ont montré qu’elle était inaltérée, et l’empereur Nicolas a déclaré qu’elle était inaltérable. Elle est loin, en effet, d’avoir épuisé toute sa vertu bienfaisante. Si elle venait à être ébranlée, le nouvel édifice de l’Europe serait menacé dans son équilibre et l’inquiétude des esprits deviendrait de l’angoisse. Voilà pourquoi les toasts de Cherbourg ont retenti dans le monde entier comme une affirmation de paix et d’indépendance dont nul ne pouvait contester la sincérité, ni l’efficacité.

Les toasts de Cowes ont complété ceux de Cherbourg. Il ne s’agissait plus cette fois de maintenir une situation ancienne, mais de