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devant un piano un homme qui ne sait pas la musique, il y a cent à parier qu’il ne touchera pas l’instrument avec un doigt, mais avec toute la main : cela fera plus de bruit sans être un son. Il y a une difficulté première qui, je le sens bien, pèse sur vous : c’est d’écrire l’histoire de Port-Royal sans avoir la foi. Vous êtes trop homme de goût pour vouloir n’avoir choisi ce sujet que pour y proclamer votre incrédulité, et vous sentez les épines d’une semblable situation. Elle m’effraie pour vous, même pénétrée comme je le suis de votre grand talent et de tout ce qu’il y a de remarquable dans ce que je connais et dans ce que je prévois. Croyez-moi, laissez l’auteur dans l’ombre, puisqu’il ne saurait parler la langue de son sujet. Racontez, réunissez les faits, exposez les querelles, débrouillez tous ces fils avec votre haute intelligence, mais ne concluez pas par un : « Voilà ce que je pense. » Si vous disiez à un vieux général de l’Empire : « Votre Empereur est une chimère ! » que dirait la vieille moustache ? Les chrétiens (un grand nombre de chrétiens) croient bien plus en leur Dieu que le soldat à son chef. Ils vous diront qu’ils le voient plus clairement que le soldat ne voit son général. Un autre grand nombre de chrétiens ne croit guère, mais trouve mauvais qu’on le dise, et conserve le respect en n’ayant plus la foi. Le plus petit nombre est composé de ceux qui ne sentent rien assez pour se blesser de rien, mais aussi ceux-là n’admirent pas chaudement parce qu’ils ne sauraient rien blâmer vivement. Je vous en prie, soyez bien sobre de vous-même, au milieu de toutes ces difficultés. Et puisque vous parlez de Rossini sans savoir la musique, ne niez pas l’extase causée par l’harmonie. Comme vous auriez raison de me trouver ridicule dans cet orgueil de conseils, si vous n’aviez encore mille fois plus raison de me croire une amie qui porte un intérêt vif à ce qui regarde votre renommée ! Je sais, monsieur, que vous ne me pardonnez pas cette controverse à laquelle je me livre, moi, avec tout l’abandon d’une amitié non discutable. Venez donc causer de tout cela.

« Mme Foy est arrivée. Ce m’est une grande joie. Nous avons lu hier soir tout haut l’article de M. Saint-Marc Girardin sur le Banquet de Platon. C’est très bien, surtout au début. On est tombé de là dans un parallèle entre M. Saint-Marc Girardin et M. Villemain. Je me suis assez tue, parce que je trouve le dernier trop supérieur à l’autre pour vraiment comparer. Quand