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plus malade que jamais, sans illusion, même sur la durée du mal, je me suis enfuie à Lyon. Là, nouvelles peines : mon mari, esclave, sans un jour de liberté, recevait l’ordre de partir, et je me trouvais seule, malade, loin de tous les miens, et destinée à mourir loin de mon mari, ainsi que j’avais vécu loin de lui. Il a reçu contre-ordre, mais nous voici de nouveau dans la même position, et le télégraphe peut d’une minute à l’autre donner l’ordre d’aller à Rome ou à la frontière. Je suis aussi éprouvée que la faible créature que Dieu a mise sur cette terre pour souffrir — puisse l’être. Cette mort, qui vient évidemment, et sans altérer la raison qui en sonde toutes les terreurs et la solennité, est une chose plus terrible que vous ne pensez. Je ploie sous le fardeau ; pendant longtemps, j’ai été courageuse, mais cela dure trop, et mon âme est vaincue avant mon corps. Je n’ai point appris à désaimer une vie où l’on trouve un ami comme vous. Je compte sur votre pensée, sur votre tristesse, sur le vide de votre cœur quand je n’y serai plus. « Adieu, je suis fatiguée, et voilà que je pleure. Je ne sais rien de mes projets, je dépends de l’armée d’Italie. Si M. d’A(rbouville] part sous quelques jours, je ne veux point m’éloigner avant. Ecrivez-moi des mots. Merci. »


C’est sur cette lettre que Sainte-Beuve arriva à Lyon. On devine la joie que Mme d’Arbouville éprouva en le voyant. Il resta quelques jours auprès d’elle, et puis, il reprit le chemin de Paris pour rentrer encore une fois et malgré lui à Liège.

Elle lui écrivait le 18 avril :

« Je voulais vous écrire dès le lendemain de votre départ, cela était bien dans mon cœur. Mais mon frère est arrivé, malade, toussant de cette irritation de larynx qui cet hiver nous a donné de vives inquiétudes[1]. Il venait d’être soigné, j’ai trouvé qu’il ressemblait à mon autre frère que j’ai perdu de cette même maladie[2]. Une désolation intérieure m’a saisie, et je n’ai plus été bonne à rien. Puis on a reçu des dépêches télégraphiques qui disaient à Roger de Fezensac de partir pour Marseille afin de se rendre à Rome. On annonçait aussi la nomination de M. Oudinot au commandement qui avait été donné à mon mari. Tout

  1. Elle parlait de son frère Frédéric-Joseph, qui a écrit plusieurs ouvrages, notamment l’Histoire de la guerre d’Italie, et qui est mort en 1865.
  2. Celui-là s’appelait Maximilien-Mathieu. Il mourut à vingt-deux ans en 1833.