Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 53.djvu/468

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Robespierre surnommé le Romain, Louvet, Desmarest, les deux frères Suleau, Camille Desmoulins. Un livre fort curieux, les Souvenirs de Bouillé, nous renseigne sur l’éducation qu’on recevait à cette époque : « l’on n’entretenait des sujets d’une monarchie absolue que des républiques grecque et romaine, des rivalités et des luttes de partis, et des héros d’un patriotisme excité par l’amour de la liberté[1]. » Plutarque était la pâture des âmes juvéniles. Cependant, il semble que Fréron ne rêvât pas dans sa jeunesse « de donner au monde la liberté, » et qu’il se tînt à l’écart des discussions politiques. S’il apprit par cœur Juvénal et Tacite, il ne négligea pas les sonnets de Pétrarque qu’il lisait dans le texte. « Il est devenu l’amant imaginaire de Laure de Sade, — écrit M. Arnaud. — A songer à son héroïne, il éprouve une joie prodigieuse qui le surmène jusqu’à la souffrance. Il vit dans un enchantement douloureux que la solitude augmente et qui cesse à peine les jours de congé. » Exalté et sentimental, tel fut Fréron dès son jeune âge et tel nous le verrons jusqu’à la fin de ses jours.

Ce fut du reste une exécrable destinée. L’Année littéraire, dont la vogue avait diminué, ne rapportait plus que deux ou trois mille francs par an à son directeur, décompte fait des cinq mille livres dont le journal était grevé. Élie Fréron se trouva dans l’impossibilité de subvenir aux divers frais de la publication. Le garde des Sceaux, Miromesnil, sollicité par les créanciers et les ennemis de l’écrivain, supprima le privilège des feuilles. Le directeur de l’Année littéraire ne résista pas à ce coup qui le ruinait. Traqué par ses créanciers, il mourut, le 10 mars 1776, à Fantaisie, sa maison de Montrouge. Voltaire, Marmontel et La Harpe s’acharnèrent sur les héritiers du pauvre Fréron. Mais les tantes du Roi, Madame Adélaïde principalement, défendirent Stanislas, qui était le filleul du roi de Pologne, et qui, tout enfant, avait joué sur leurs genoux. Le privilège fut accordé à Stanislas « seulement pour terminer l’année courante. » Ce fut là son unique héritage.

Il fit ses débuts de journaliste à vingt-deux ans en défendant la mémoire de son père et en déclarant lui aussi la guerre aux encyclopédistes. A la suite d’une querelle qu’il eut avec l’acteur Desessarts, comédien du Roi, qu’il s’était permis d’appeler « gros ventriloque, » le privilège de l’Année littéraire fut de nouveau supprimé, puis rétabli en faveur de Mme Fréron, en 1779. La belle-mère de Stanislas promettait

  1. Souvenirs et Fragmens pour servir aux Mémoires de ma vie et de mon temps, par le marquis de Bouillé, publiés pour la Société d’Histoire contemporaine par M. P.-L. de Kermaingant, t. I, p. 17, 1 vol. in-8 ; A. Picard.