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s’ouvrent de nouveau à ce que Léonard de Vinci appelait la bellezza del mondo. Je songe à ce doge aveugle qui, lors de la prise de Constantinople, tendait les bras vers les murs conquis et demandait aux croisés où il devait poser les mains pour avoir l’illusion de posséder plus vite cette Byzance qu’il ne verrait jamais. Le salut magnifique de Virgile me revient aux lèvres :


Salve, magna parens frugum, Saturnia tellus…


et, instinctivement, je répète l’exclamation de Pline : Hæc est Italia diis sacra

Ces mêmes mots, en ces mêmes lieux, au début de ce même mois de septembre, Gœthe les prononça sur cette route du Brenner dont les lacets serpentent au-dessous de la voie ferrée, entre des prairies et des bois de sapins. C’est ici que la lumière des cieux latins charma pour la première fois les yeux avides et le cœur tourmenté du chancelier de la cour de Weimar. Son enthousiasme est touchant ; il se manifeste avant la frontière, dès Botzen. « Tout ce qui végète à peine dans les montagnes, écrit-il, est ici plein de vie et de force ; le soleil est ardent et chaud, et l’on se remet à croire à un Dieu… Sur cette terre, je me sens chez moi, non en voyageur ou en exilé… Il me semble que j’y suis né, que j’y ai été élevé et que je reviens d’une excursion au Groenland ou d’une pêche à la baleine… Je salue jusqu’à la poussière qui couvre ma voiture… » La conquête fut immédiate et devait être définitive. Six semaines plus tard, dans une mauvaise auberge de Foligno, mal installé, ne pouvant reposer sur un lit malpropre, à la lueur d’une pauvre chandelle, il écrivait : « Dût-on me traîner jusqu’à Rome sur la roue d’Ixion, je ne me plaindrais pas. »

Rien n’est plus charmant, plus délicieusement italien que cette Botzen autrichienne, toute fleurie comme une ville toscane, et qui étale ses jardins de roses entre les rouges parois de ses monts de porphyre. Peu de sites sont aussi pittoresques. Vers le Nord, l’horizon est fermé par quelques-unes des crêtes dentelées de ces montagnes dolomitiques dont les lignes étranges avaient tellement séduit l’œil de Léonard de Vinci qu’on peut les reconnaître dans plusieurs de ses paysages et notamment à l’arrière-plan de la Sainte Anne du Louvre. Des vignes superbes couvrent la plaine, plantées d’une façon assez spéciale, formant comme une série de toits sous lesquels on peut librement circuler. La