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déclamations passionnées. Il est probable que le ton de ses paroles ou de ses lettres dut monter à un degré d’exaltation inquiétante, car peu après, elle recevait de Mme de la Tour du Pin la douloureuse lettre que voici :


Bruxelles, ce 17 janvier 1812. — Chère amie, j’avais une longue lettre écrite pour vous, je reçois la vôtre et je déchire la mienne avec chagrin et en ayant le cœur bien oppressé de tout ce que vous me dites et plus encore de quelques phrases dans une lettre de Pauline [comtesse de Bérenger]. Ah ! mon Dieu, que vous êtes avancée depuis mon départ et que vous avez une mauvaise tête ! Votre lettre, ma chère, est le langage de la passion depuis un bout jusqu’à l’autre ; ne vous faites pas illusion, ne vous retranchez pas derrière ce nom de frère qui ne signifie rien, ne me parlez pas de quelques soins que vous donnez à vos enfans, et dont vous vous vantez comme de ce qui peut me faire le plus d’impression. Je vous déclare que cela ne m’en fait aucune et que quelques leçons données à la hâte, avec distraction, avec ennui (et vous êtes trop vraie pour le nier) ne me prouvent aucunement que vous n’ayez pas dans le cœur un sentiment coupable, oui, ma chère, coupable ; l’amitié ne ressemble pas du tout à ce que vous ressentez : fuyez à Ussé, ma très chère, et évitez les adieux. Voici la phrase de Pauline ; je la transcris mot à mot en croyant bien que vous n’êtes pas capable de le lui dire, quoique l’exaltation de votre tête ne vous laisse que bien peu de faculté de savoir ce qu’il faut dire et ce qu’il faut taire. « Claire nous quitte dans la semaine de Quasimodo, désolée de partir avant la grande réception ; elle est heureuse, passionnée, et ne se l’avouant pas, et goûtant tout le charme d’un sentiment exalté sans y mêler une seule inquiétude, ni un seul reproche ; c’est un aveuglement qui la sauve de tous scrupules, et cette profonde ignorance assure à la fois son repos et son bonheur. »

Comment trouvez-vous cela ? peut-on parler d’une passion en meilleurs termes, et plus clairs ? Et ce qu’elle dit, tout le monde le dit, sans doute, je le présume du moins, et vous prenez si peu de soin de cacher vos sentimens, vous en avez si peu le talent, que si on ne les voit pas, c’est qu’on ne veut pas les voir, et à Paris, l’on veut toujours tout ce qui est de la malice et de l’amusement aux dépens des autres. Partez-en, ma chère amie, et calmez votre cœur. Si vous le pouvez, repoussez la pensée de cet homme qui fait votre tourment ; je ne suis pas assez insensée pour vous dire : n’ayez pour lui que de l’amitié ; car je sais que cela n’est pas possible ; mais comme je crois en même temps que votre tête est plus exaltée que votre cœur n’est coupable, j’attends beaucoup du temps. Occupez-vous de vos enfans dont, quoi que vous en disiez, vous ne vous êtes guère souciée pendant votre séjour à Paris ; et croyez qu’elles ne sont pas assez enfans pour ne pas s’apercevoir de ce qui vous distrait ; je ne doute pas qu’elles ne l’aient vu, et quelques mots échappés un jour à Clara ne me permettent pas d’en douter. Eh ! qui ne le verrait pas ? Hélas ! je voudrais qu’il n’y eût que moi. Je renfermerais ce secret dans le fond de ce cœur tout à vous, que vous accusez de froideur-et qui le mérite si peu. Ah ! croyez, chère amie, que tout ce que je suis susceptible de ressentir de tendresse, je le sens