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découvrir ce qu’il faudrait détruire et n’en pas avoir la force, cela est plutôt dangereux qu’utile : on s’accoutume à son ennemi, et à force de le voir, on perd l’envie de le chasser. Pour vous, ma chère, vous ne devez vous occuper que de rendre votre vie agréable, de faire beaucoup d’exercice physique qui atténue la chaleur de vos facultés morales, ne vous occuper que d’études positives, jamais de romans, jamais de métaphysique surtout : étude toujours dangereuse pour les femmes. Nous ne comprenons rien à ces matières, et ce que nous croyons comprendre ne sert qu’à nous donner de nous-mêmes une opinion bien au-dessus de celle que nous devons avoir. L’histoire, la littérature, et encore, dans ce dernier genre, il faut prendre garde à ne pas lire trop de poètes ; vous voyez, ma chère, comme je rabats tout, et comme je vous refroidis : je suis sûre que je vous ennuie à la mort, mais cela m’est égal. Je voudrais vous persuader qu’il y a une quantité de choses dans la vie à calé desquelles il faut passer sans les regarder, et il n’y a personne si raisonnable qu’elle soit (moi par exemple) qui n’ait plusieurs fois par jour à se dire de telle ou telle pensée : Chassons cette pensée-là. Pourquoi tourmenteriez-vous votre vie pour une personne dont vous n’êtes pas certainement le premier objet (ce dont je suis bien aise) ? M. de C[hateaubriand] me paraît comme une coquette qui veut occuper d’elle beaucoup d’hommes à la fois ; il a un petit sérail où il tâche de répandre également ses faveurs pour maintenir son empire ; mais il se garderait bien d’y introduire quelque caractère bien fou et bien tranchant qui irait lever tous les masques, à commencer par le sien ; maintenant il soigne Pauline ; il lui écrit tous les quinze jours ; cela vous met en irritation contre elle ; et quoique vous soyez bonne, vous ne voudriez pas moins me faire soupçonner qu’il est très bien avec elle et vous ne manquez pas charitablement de me donner des hints sur cela ; et qu’est-ce que cela me fait, ma chère ! Je ne suis pas chargée de sa conduite ; et j’ai bien assez d’affaires de vous gouverner sans chercher à étendre ma domination ailleurs… Adieu, chère amie, je vous aime de toute mon âme ; et malgré toutes vos folies, prenez-moi toujours pour votre confesseur ; mais je vous conjure de ne pas étaler l’état de votre cœur et de votre tête à aucun autre : il n’y a que moi à qui il faut dire ces choses-là.


Et elle avait assurément raison, la clairvoyante comtesse ! Mais il était dans la destinée de René de troubler des imaginations ou des cœurs de femmes. Elle-même, qui ne l’aimait point, n’était-elle pas, un autre jour, obligée de faire cet aveu : « Au reste, je rencontre ici des passions incroyables pour lui : des femmes qui ne l’ont jamais vu et qui voudraient une relique de lui, une ligne, un mot de son écriture ? » Et que pouvaient les conseils de prudence de Mme de la Tour du Pin contre des lettres comme celle-ci qu’il adressait, « l’Enchanteur, » le 18 juin 1813, à Mme de Duras :


«… Une fois plongé dans les livres, les jours passeront vite.