Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 53.djvu/840

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de quoi les réformateurs les plus « avancés » peuvent-ils mobiliser les foules, si ce n’est au nom du fanatisme ? Qu’ils le veuillent ou non, il leur faut bien, en définitive, faire appel à la vieille haine, toujours vivace, contre l’Infidèle. En Orient, — ne nous lassons pas de le répéter, — il n’existe d’autre lien, entre des hommes de même race, que le lien religieux. La communauté de langue n’est qu’une condition secondaire des groupemens nationaux. Il y a des Hellènes qui ne parlent pas le grec. Le lien entre eux, c’est la liturgie, l’assistance aux mêmes offices, l’usage des mêmes rites extérieurs, l’obéissance à l’autorité spirituelle du Patriarche de Constantinople, qui, jusqu’ici, a réglé l’organisation communale comme celle de la famille. Évidemment, changer un tel état d’esprit n’est point une entreprise au-dessus des forces humaines. Une action persévérante et méthodique triompherait peut-être, à la longue, des inimitiés anciennes. Mais, par malheur, la méthode et la persévérance dans l’effort sont les qualités qui manquent le plus aux Orientaux.

En attendant, l’Islam vit sur le pied de guerre avec les autres religions orientales, et celles-ci, les unes avec les autres. C’est une guerre sourde, silencieuse, qui ne se trahit que de temps en temps, par de soudaines explosions. Ce calme apparent induit en erreur le touriste qui traverse en coup de vent les mosquées et les églises : il n’a pas trop de toute son attention pour les faïences, les vieux tapis, les stucages, les vitraux et les boiseries peintes. Les Européens qui habitent le Levant sont sujets à une pareille illusion. L’habitude émousse en eux l’acuité de l’observation ; et puis enfin, parqués dans un certain milieu social, accaparés par leurs occupations journalières, il leur est bien difficile de s’évader hors du cercle banal où ils tournent. Que ce soit à Alexandrie, au Caire, à Beyrouth, à Smyrne ou à Constantinople, tous vous répondront à peu près dans les mêmes termes : « Les religions ? Dieu merci, nous en avons à revendre ! C’est une bénédiction !… Et elles font toutes bon ménage ensemble ! Vous verrez, le spectacle est édifiant !… »

En effet, c’est bien l’impression que j’en eus d’abord. Je ne connais rien de plus charmant qu’un dimanche à Péra. Les sorties de messes encombrent, animent, éblouissent toute la grand’rue. Que de dames élégantes et parfumées ! Que de conciliabules ! Il s’en forme à la porte de Saint-Antoine, de l’église autrichienne, de l’église du Taxim, sans parler des innombrables sanctuaires