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trois quarts de la population, — sont des gens vraiment bien heureux ! Entre missionnaires catholiques, protestans, grecs orthodoxes et israélites, c’est à qui se disputera l’honneur de les secourir. On les nourrit, on les habille, on les loge, on les soigne quand ils sont malades, on les bourre de drogues et d’aumônes. Une famille peut vivre uniquement de charité. Et, comme ces mendians ont l’esprit subtil, il n’est ruse dont ils ne s’avisent pour augmenter leur revenu. Un religieux me contait que les Franciscains hébergent gratuitement des familles chrétiennes dans des maisons qu’ils ont achetées pour ce généreux usage. Or les bénéficiaires louent subrepticement ces maisons, et, au vu et au su de tout le monde, vont s’installer ailleurs, quand ils ont trop de locataires. Les Franciscains sont obligés, paraît-il, de tolérer cet abus : s’ils expulsaient leurs pensionnaires indélicats, aussitôt dix sociétés protestantes offriraient un nouveau logis aux expulsés. Et ainsi, dans la crainte de voir leurs cliens passer à l’ennemi et apostasier à bref délai, ils se résignent à fermer les yeux.

Tels sont les inconvéniens de cette concurrence charitable. Mais il n’en est pas moins vrai que les missionnaires européens soulagent de trop réelles détresses et qu’ils ont à lutter contre une misère souvent effroyable. J’en eus la brutale révélation à l’Hôpital Saint-Louis, de Jérusalem, — un des établissemens de Palestine qui fait le plus d’honneur à la France, qui le subventionne, et à son fondateur, le comte de Piellat qui, généreusement, y a sacrifié presque toute sa fortune. — J’ouvre une parenthèse, en faveur de ce bon Français, une des plus nobles figures que nos compatriotes puissent saluer à l’étranger. Il vit là, dans cette maison de charité qu’il a bâtie, presque pauvre, à peine mieux vêtu que le plus humble des infirmiers. Epris de tout ce qui rappelle le rôle glorieux de la France en Terre-Sainte, il est, à Jérusalem, le gardien de nos souvenirs. Avec une patience ingénue, il a peint, sur les murs intérieurs de l’hospice, une immense fresque héraldique, où se détachent les blasons des preux qui accompagnèrent Godefroy de Bouillon au Saint-Sépulcre. La porte de sa chambre est encadrée par ces emblèmes. Lui-même, au milieu de tous ces écussons, apparaît comme le dernier des Croisés, un Croisé qui aurait déposé l’estoc pour endosser la bure du moine et qui ne voudrait plus conquérir que des âmes à force de bonté. Sans doute parce que tous les