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donnait l’alarme : alarme de guerre, alarme d’amour. M. Pierre Aubry publie en son livre deux versions, assez différentes, de la chanson du guet ou du Gaite de la tor. La première ne serait en effet qu’une chanson. Mais les érudits ont cru reconnaître dans la seconde une scène mimée, quelque chose comme un divertissement de société, « une petite balerie familière, analogue à telle de nos rondes enfantines, » et qui se serait appelée le jeu du guetteur. En tout cas, et sous l’une et l’autre forme, cette chanson d’aube est pour ainsi dire une aube elle-même. Le mince rayon mélodique annonce, timidement, la splendide polyphonie d’orchestre et de voix que sera la scène de Tristan, et qui fera sympathique, admirable et même sublime, le personnage, assez équivoque par ailleurs, de la gardienne d’amour.

Dans les chansons de la seconde sorte, plus intérieures ou subjectives et, pour cette raison, plus spécialement lyriques, la personnalité, le « moi » de l’auteur passe au premier plan. Il s’y communique, il s’y abandonne avec complaisance ; presque toujours il les signe de son nom. L’amour en fait le thème invariable, mais c’est une certaine espèce d’amour : l’amour chaste, respectueux et, comme on disait, « courtois. » Une doctrine générale s’en dégage, le platonisme : par où l’on ne doit pas entendre seulement le renoncement ou la non-prétention de l’amant à posséder l’objet de son amour, mais la fusion de cet amour particulier dans un état d’âme et d’esprit plus général, plus haut, plus pur, celui que M. Pierre Aubry ne définit pas mal : « une attirance de la raison vers le Beau et le Bien. »

Prudence et discrétion comptent parmi les règles fondamentales de l’amour courtois : « La discrétion n’est pas seulement commandée par la prudence, mais aussi et surtout par la nature d’un sentiment si délicat, que la moindre publicité le profanerait… La patience ne lui est pas moins (à l’amant) impérieusement ordonnée : il doit se soumettre aveuglément, passivement, à l’épreuve que sa dame tente sur lui, et attendre son bon plaisir dans une muette et respectueuse résignation ; il lui est interdit, non point seulement de solliciter une récompense, mais même de faire de son amour un aveu qui serait un crime[1]. »

Si vous croyez que je vais dire
Qui j’ose aimer,
........
Et je veux mourir pour ma mie
Sans la nommer.

  1. M. A. Jeanroy, les Chansons, dans l’Histoire de la langue et de la littérature française, publiée par Petit de Julleville (cité par M. Aubry).