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tous les citoyens. L’émeute du 13 avril l’a désillusionné, comme tant d’autres, et il voit, maintenant, les énormes difficultés qui ne découragent pas, certes, mais qui préoccupent justement les patriotes Jeunes-Turcs.

Lui, en particulier, s’intéressait à l’éducation du peuple, à l’éducation de la femme. Il voulait fonder un lycée de filles, et déjà il avait obtenu du Sultan un magnifique konak. Ses intentions ont été dénaturées, ses projets rendus impopulaires.

— Vous connaissez l’histoire des chapeaux ?

— Oui, je la connais. Elle est caractéristique.

— Et l’on a prétendu que nous voulions dévoiler les femmes !… Vous savez à présent combien j’aime ce costume national, ce sombre uniforme féminin, qui, après tout, n’est pas incompatible avec le développement moral et intellectuel.

J’ose dire :

— Pas avec l’exercice physique, car il est bien gênant pour marcher, le sombre uniforme féminin. Nos robes trotteur sont plus commodes, sur vos horribles pavés. Cela m’amuse de porter le tcharchaf, un soir, mais si je devais le garder toujours, je le prendrais en grippe.

— Voilà pourtant une dame, Européenne comme vous, qui l’a librement pris, en se mariant, et qui a pris, avec le tcharchaf, la foi musulmane. Ma mère était chrétienne. Elle a voulu partager les croyances de son mari.

Je regarde la sereine et bienveillante vieille dame… Quoi ? Une chrétienne ? Une Européenne ? Elle est devenue mahométane par amour ? Elle a renoncé à la liberté, à la société, à la langue, à la religion même de ses ancêtres… Elle a dit, à l’époux, les paroles de Ruth à Noémi :

« Ton pays sera mon pays ; ton Dieu sera mon Dieu. »

C’est très touchant, très beau, mais tout de même un peu terrible… Pauvre dame vénérable et douce, elle a dû souffrir souvent, non par regret, certes, puisqu’elle aimait, mais parce que la destinée lui a réservé bien des épreuves. Elle a vécu dans l’ombre de la tyrannie ; elle a vu son fils, sa fille, partir pour l’exil peut-être éternel ; et, après la revanche inespérée, après le triomphe, elle a vu ce même fils, cette même fille menacés de mort.

Comme je regrette de ne pouvoir lui parler ! Elle ignore le français, et je ne comprends pas l’allemand. Ahmed-Riza bey