Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/171

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

complètement vide, l’instruction solide qu’il avait reçue lui permit d’obtenir un poste important, aux émolumens mensuels de cent livres turques, soit 2 300 francs. » C’est plaisir de se ruiner dans ces conditions-là.

La petite Bédia, élevée par ce distingué fonctionnaire, devient une violoniste et une psaltériste merveilleuse. Et Fatmé Alié dit, avec une grâce exquise, les premières impressions de la fillette musicienne. Le père raconte à l’enfant l’histoire des instrumens et leur légende, et tous deux, improvisant pour leur plaisir, oublient jusqu’aux heures des repas. La musique est comme un aliment nécessaire à leur âme.

Mais il est un autre aliment nécessaire à Nasmi bey. L’excellent père, le musicien passionné, a un faible pour les boissons fortes. Il est vrai qu’il « sauve la face » et boit tout seul, dans le secret du sélamlik. Or, son fils aîné Chémi, qui est lui-même marié et père, est aussi enclin à la boisson. Et Nasmi bey, illogique et majestueux, ne lui épargne pas les remontrances.

« Nasmi bey joignait à ses qualités de poète et de musicien celles de littérateur et de philosophe. Les conseils qu’il donnait à ses enfans découlaient de sa science. Il persistait pour leur inculquer ses idées (sic). Chémi était tenu de rendre compte à son père des heures qu’il passait à la maison, le soir, après avoir quitté son travail. Nasmi bey voulait savoir par lui-même si son fils suivait les conseils donnés… Il tremblait aussi pour l’avenir de Bédia, une fille si sensible, en pensant qu’elle pouvait distinguer quelqu’un, l’aimer. Il voulait qu’elle n’aimât rien que la musique et n’entendît même pas le mot « amour.. » Avant de raconter une histoire à sa fille, il y pensait pendant plusieurs jours[1]… » Mais Chémi qui a trente et un ans, et qui a l’ivresse moins philosophique que son vénérable père, fait l’éducation sentimentale de sa sœur.

Un jour, Nasmi bey, trouvant son fils pris de boisson, « lui cogne la tête sur le parquet. » Mais quelques mois plus tard, ayant bu lui-même, plus qu’à l’ordinaire, il entre dans le sélamlik et se trouve en présence de Chémi. Saisi de honte, il fait vœu de ne plus boire. Cette abstinence tardive cause sa mort, « les médecins trouvant du trouble dans la circulation du sang, par suite du manque d’alcool dans le corps de leur patient. »

  1. Oudi, traduction de Gustave Séon. Mehmed Tahis bey, éditeur