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des gentlemen et des officiers s’alcoolisent et « vont à la perdition. » Mais l’épisode qui suit est imprévu : Bédia, allant à Constantinople, aperçoit sur le pont du paquebot une dame cossue et riante qui s’approche et se nomme : « Mme Salomon, depuis six mois. » C’est Haloula, rangée et mariée. Elle avoue que la morale de Bédia l’a fait réfléchir. Sa fortune étant déjà rondelette, elle a pu se livrer en paix au remords… « J’ai voulu devenir honnête. J’ai mis mes affaires en ordre et me suis rendue à Beyrouth. C’est là que je me suis mariée avec un jeune homme de mes parens. Avec ma dot, mon mari a ouvert un bureau. Il fait du commerce, et je suis heureuse autant qu’on peut l’être. » — Le mari aussi.

Les malheurs de Bédia ne sont pas finis. Elle perd son frère, et se voit réduite à la pauvreté, elle, sa nièce Mihirban et le fidèle esclave Rustem. Comment subvenir aux besoins du ménage ? Plus de meubles, plus d’effets à vendre ; elle n’avait que son corps lui appartenant. Devrait-elle imiter Haloula ? Elle préférerait mourir.

C’est alors qu’elle commence à enseigner le luth. Sa vertu, son infortune et ses talens inspirent des sympathies chaleureuses, et bientôt elle se trouve en possession d’« un amas d’or » gagné, pièce par pièce, à la sueur de son front… Avec cet amas d’or, elle fait bâtir une maison de cinq chambres, deux salles, un vestibule dallé de marbre. « Elle rêva même d’acheter un magasin de rapport, qui lui permît de faire de la musique pour son agrément. » Le vieux serviteur devient garçon de bureau dans un ministère et porte un habit galonné. La nièce est heureuse, et les élèves affluent dans la belle maison. Les jours de cours, le vestibule est rempli de galoches. Bédia a tant de succès que les manches de ses habits s’usent par le frottement de l’instrument. Mais elle n’a pas besoin des marchands pour renouveler sa garde-robe. Les étoiles que ses élèves lui offrent, à l’occasion du Baïram, suffisent amplement. Bientôt, sans doute, elle achètera le « magasin de rapport. » Mais l’excès du travail et les courses sous la pluie ont altéré la santé de la jeune femme. Elle doit renoncer au luth, et meurt poitrinaire, sans avoir acheté le « magasin de rapport, » et après avoir dicté sa triste histoire, « pour publier… »

Fatmé Alié semble avoir beaucoup d’illusions sur les bénéfices pécuniaires que peut réaliser, en deux années, un