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professeur de musique. Nos premiers prix du Conservatoire, qui meurent de faim à Paris, voudraient tous émigrer à Constantinople, pour faire bâtir, sur leurs économies, une maison de cinq chambres avec un vestibule dallé de marbre !… Mais Fatmé Alié Hanoum ne s’est pas mise en peine de la vraisemblance. Et elle a voulu exposer une idée qui lui est chère : le droit, pour la femme musulmane, de travailler, de vivre, indépendante de l’homme.

Comment, dira-t-on, une romancière théologienne et conservatrice peut-elle concevoir cette idée audacieuse ? Comment peut-elle l’accorder avec le respect des lois et de la religion ?

C’est ce que Fatmé Alié Hanoum m’a expliqué elle-même.

L’illustre romancière est une personne entre deux âges, maigre, pâle, vive, et plus que simple en ses atours. Une jupe grise, une camisole de percale, satisfont sa coquetterie. Elle ressemble à ces bonnes bourgeoises d’Andrinople, qui sont occupées uniquement de leur ménage, de leurs enfans et de leur seigneur et maître. En fait, notre romancière est une bourgeoise, malgré son origine aristocratique. Econome, ordonnée, sédentaire, elle dirige sa maison, élève à merveille ses filles, et doit être une épouse accomplie. Jamais romancière ne réunit autant de vertus domestiques !

Ah ! certes, Fatmé Alié ne réclame pas la suppression du voile et du tcharchaf ! Elle n’envie pas les Européennes, et dans son livre, Musulmanes, elle se plaît à rapporter des conversations entre des dames turques et des dames françaises, conversations où les dames turques vantent leur parfait bonheur. Fatmé Alié a eu le bon sens et le courage de protester contre l’adoption des modes et des meubles européens. Elle a loué, comme il fallait, les jolis toquets de gaze, les tuniques en soie de Brousse, les souliers charmans des aïeules… Fatmé Alié est une artiste, et, comme tous les artistes, elle sent profondément le charme du passé. Sans doute, elle a dû renoncer, pour elle-même, aux toquets de tulle et aux robes de Brousse, mais elle ne n’est pas européanisée. Elle demeure ennemie du corset, et sa camisole flottante est une protestation.

La villa de Fatmé Alié est assez vaste, toute sonore, toute claire, avec des fenêtres ouvertes sur la campagne printanière et l’azur foncé de la Marmara. Le jardin qui entoure la maison est cultivé, avec amour, par la romancière, par son mari, et