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alors le libre-échange, ou ouvrière, et veut alors le collectivisme, etc. Les intérêts de classe, de profession ou d’individus passent au premier rang, et ils y passent au hasard des circonstances locales, sans méthode, sans régularité, sans franchise.

Tandis que notre suffrage mêle ainsi, d’une manière désastreuse, les intérêts particuliers des votans au mode de consul-talion nationale, une démocratie mieux entendue devrait placer les électeurs dans des conditions où l’intérêt universel leur apparût comme prédominant. Ne faut-il pas, en effet, dans une Chambre de députés, que l’âme de la patrie puisse s’exprimer d’une manière collective, sans considération des différences entre régions, comme aussi entre professions ou entre conditions sociales, avec le seul souci de porter au pouvoir les hommes les plus capables et les plus désintéressés ? Aussi n’est-ce pas sans raison qu’on a proposé des mesures correctives du suffrage actuel : élargir les circonscriptions de manière à leur faire embrasser de vastes portions de territoire ; aux députés de ces grandes régions adjoindre, s’il est possible, des « députés nationaux » nommés par le pays et représentant le pays tout entier.

Outre cet élément de généralité et même d’universalité, qui seul peut refréner l’individualisme égoïste, la justice exige, en toute représentation vraiment démocratique, la proportionnalité. Emile de Girardin appelait notre mode de suffrage la barbarie organisée ; d’autres l’ont appelé la barbarie mathématique. « En barbarie, qui doit commander ? Les plus forts. Qui sont les plus forts ? Les plus nombreux[1]. » Cette satire méconnaît sans doute la base légitime du suffrage universel, qui est le droit pour chacun de contribuer à l’élection des pouvoirs représentatifs d’un peuple. Mais il est certain que, dans le système présent, le suffrage universel devient suffrage des majorités et que le droit risque d’être étouffé sous la force du nombre. S’il y a, aux yeux du philosophe, une iniquité fondamentale dans le gouvernement de tous par un seul ou par plusieurs, il y en a une semblable dans le gouvernement de tous par les plus nombreux comme tels, ou par ceux qui sont censés représenter les plus nombreux et qui eux-mêmes ne sont qu’un petit nombre. L’iniquité peut être moindre et moins durable, soit ; vous avez l’espoir d’être demain à votre tour parmi les plus nombreux et

  1. M. Faguet.