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le plus dévoué des maris, le plus tendre des pères. Lorsque nous le voyons, à la veille de la Pâque, faire la chasse, à travers la maison, à la moindre croûte, à la plus imperceptible miette de pain qui pourrait y demeurer, nous sourions de son pieux zèle ; mais il se mêle une sorte d’attendrissement à notre amusement, car, dans toutes les religions, le respect des anciens rites a sa beauté et sa vertu morale à laquelle sont sensibles ceux-là mêmes qui appartiennent à un autre culte ou qui n’appartiennent à aucun. Lorsque nous voyons de quel amour délicat et profond il aime sa fille Hannah, nous le soupçonnerions d’incliner à la faiblesse, et nous serions loin d’imaginer que sa foi étroite et inflexible brisera le cœur et empoisonnera la vie de l’enfant. C’est cependant là ce qui arrive sous nos yeux. Le père et la fille assistent ensemble à un dîner de fiançailles dans une famille amie, et voici que le fiancé, au dessert, pour faire une farce, passe au doigt d’Hannah l’anneau destiné à sa future. « Ma fille est mariée, prononce le rabbin, la Thora est formelle. » On se récrie, on rit, on se fâche, rien n’y fait : « Ma fille est mariée ! » Après de longues discussions, on décide d’avoir recours à une procédure en divorce qui rend à Hannah sa liberté. Elle est aimée d’un jeune homme qu’elle a rencontré dans un bal et tous deux se sont engagés l’un à l’autre. Le rabbin accueille avec bonté ce brave garçon et le questionne sur ses convictions religieuses. Le jeune homme répond franchement. Il avoue être un peu hétérodoxe. Mais il ajoute, en riant, pour atténuer l’effet de cette confession : « Et pourtant, je suis cohen. Au Transvaal, en l’absence d’un rabbin, j’ai rempli les fonctions sacerdotales. » « — Vous êtes cohen ! Un cohen ne peut épouser une femme divorcée ! » Suit une belle scène où l’amour et le bon sens unissent leurs forces contre l’invincible et douloureux entêtement du pauvre rabbin : « La Thora est formelle ! » Les deux jeunes gens projettent de fuir en Amérique. Mais, à la dernière minute, le courage manque à la jeune fille. Elle restera là et verra sa jeunesse se flétrir, à jamais séparée de l’homme qu’elle aime, et ce tendre père, bourreau de son enfant, continuera à se complaire dans son aveugle ritualisme, sans rien savoir de cette lente et silencieuse tragédie dont sa maison est le théâtre. Un jour sa fille lui jettera à la face la vérité et il sera écrasé sous la révélation du mal qu’il a fait, lui qui a toujours voulu le bien, à l’être qu’il aime le mieux au monde.