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II

Nous l’avons dit, dès le 12 mars 1838, Eugénie entame avec Mme de Maistre une véritable correspondance de direction. Dans la pensée de la solitaire, son rôle sera de prémunir durablement contre les tentations mondaines cette exquise femme du monde dont la santé fatiguée entrave seule, et provisoirement, l’essor vers les plaisirs dangereux. En revanche, les bruits du dehors parviennent désormais jusqu’au Cayla et y sont commentés avec une sévérité attentive qui est déjà de l’intérêt peut-être : « Savez-vous, ma chère Marie, que vous me faites du bien par vos réflexions, que vous me faites voir le monde, que vos lettres sont des tableaux qui me détachent fort de toutes nos illusions, de tout ce qui ne vous rend pas heureuse. Votre expérience m’instruit et je bénis cent fois Dieu de ma vie retirée et tranquille. Quel danger autrement ! Je me sens dans le cœur tout ce que je vois dans les autres : le même levain est dans tous : mais il fermente ou ne fermente pas, suivant les circonstances et la volonté. »

Tentatrice inconsciente et sincèrement bienveillante, Mme de Maistre témoigne bientôt le désir d’attirer auprès d’elle la correspondante si originale et si attrayante dont elle a conquis l’affection à distance. Cette Parisienne qui, par l’imagination, s’en va chercher près d’Eugénie, dans sa solitude ensoleillée du Languedoc, au milieu de ses poules et de ses bergers patoisans, une distraction analogue à celle que Marie-Antoinette goûtait à Trianon, cette enfant gâtée dont les caprices sont des lois pour son entourage, voudrait bien pouvoir respirer de près le parfum de la fleur sauvage dont elle goûte de loin l’arôme subtil et fort. Le projet d’une entrevue se précise donc bientôt dans son esprit et reçoit au Cayla un favorable accueil. Déjà les deux amies se préoccupent de cette rencontre avec de bien féminins scrupules : la baronne feint de redouter les regards de sa visiteuse, défaite comme elle l’est à cette heure par les assauts répétés de la maladie ; Eugénie, de son côté, prépare Marie à son aspect provincial et austère. Mais elle sera, lui écrit-on, accueillie à bras ouverts quand elle devrait apparaître sous les traits de la fée Carabosse, et elle riposte avec bonne humeur : « Vous m’amusez fort avec