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les amies. Ne pouvons-nous donc nous aimer autrement ?… Cela m’impatiente quand j’y pense et que vous ayez au cœur une chose qui nous manque. »

D’autres remarques trahissent d’ailleurs une harmonie rompue et un jugement quelque peu aigri, car Eugénie songe sans nul doute aux deux petites filles jumelles de Mme de Maistre, qui grandissent depuis quelques mois sous ses yeux, lorsqu’elle écrit : « Rien ne me choque plus rudement que l’injustice, que j’en sois ou non l’objet. Je souffre d’une manière incroyable rien qu’à voir donner raison à un enfant qui a tort et vice versa… En général, nous sommes bien mal élevées, ce me semble : on ne cultive que nos nerfs et notre sensibilité, et, en sus, la vanité… Cela fait mal à voir. Pauvres petites filles ! » La directrice n’est donc plus écoutée et, dans la dernière phrase échappée de sa plume, gronde la menace du lendemain : « J’ai puisé du calme et de la force à l’église pour soutenir un assaut accablant ! »


VI

Mlle de Guérin dit adieu à Paris dans les premiers jours d’octobre 1841. Le père de Mme de Maistre, l’excellent M. de Sainte-Marie, venait de mourir, et cette circonstance servit la fugitive pour couvrir sa retraite, pour ensevelir dans le silence de son propre cœur la blessure qui venait de lui être infligée : « J’ai laissé Mme de Maistre pleurant la mort de son père, » écrit-elle à Mlle de Boisset ; et, à Mlle de Bayne : « Ma pauvre amie la baronne est à peu près aussi morte que son père. Elle n’écrit plus : je n’ai de nouvelles que par sa mère, autre agonisante. » Mais les siens l’accueillent comme l’Enfant prodigue : « Le grand bonheur, l’ineffable bonheur, c’est l’inexprimable affection de mon père, de Marie[1], d’Erembert ! » Un instant, elle a douté d’elle-même, ayant senti sous les fleurs la persistante âpreté de la lutte vitale, dans cette vie d’artifices savans à laquelle rien ne l’avait préparée. Elle va se reconquérir en reprenant l’existence étroite qu’elle a pratiquée de longue date : « Il y en a qui pensent que le monde m’a beaucoup changée, dit une lettre à la fidèle Louise. Ceux-là ne me connaissent pas du tout… S’il me venait Paris

  1. Marie de Guérin, sa sœur.