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ministre. » Mercy revient, à quelques jours de là, sur les rapports « plus que suspects » établis secrètement entre la favorite et le conseiller de Louis XVI, ainsi que sur l’utilité de mettre la souveraine en garde contre l’union de ces deux puissans personnages. Peine perdue ; la coalition a désormais un chef ; elle marche vers un but précis, dont nul ne parle ouvertement, mais que chacun poursuit dans l’ombre : le renversement de Turgot, la destruction de ses réformes.

Certaines imprudences du ministre, qu’on ne peut passer sous silence, servirent singulièrement les projets de ses adversaires. Rude avec ses contradicteurs comme nous le connaissons, il avait des faiblesses pour ceux qui flattaient ses idées et se proclamaient ses disciples. Sa droiture, sa candeur, l’ardeur même de ses convictions, l’entraînèrent ainsi plus d’une fois à protéger des hommes qui méritaient peu sa confiance. De cette crédulité fâcheuse il me serait aisé de multiplier les exemples ; je n’en rapporterai qu’un seul, caractéristique, il est vrai, par l’importance du personnage et par le tort que fit cette aventure au prestige de Turgot. Je veux parler de Jean Devaines[1], type curieux de cette race de gens qui, partis de plus ou moins bas, prétendent arriver à tout prix et s’accrochent, pour s’élever, à ceux dont leur instinct subtil a su deviner la fortune. Fut-il vraiment « fils de laquais, » comme l’ont écrit quelques mémorialistes ? Une ombre plane sur sa naissance et sur ses débuts dans la vie. Toujours est-il qu’il marcha d’un pas leste, tour à tour secrétaire d’un intendant de province, puis d’un riche fermier général, ensuite rédacteur officieux des gazettes du duc de Choiseul, se glissant par cette voie dans l’intimité de Diderot, de Suard, de Morellet, des chefs de l’Encyclopédie, enfin directeur des domaines à Limoges, où Turgot était intendant. Il semble avoir, l’un des premiers, pressenti les hautes destinées de son voisin de résidence. Dans tous les cas, il s’appliqua dès lors, avec un plein succès, à gagner le cœur du grand homme, épousant toutes ses théories, entrant dans toutes ses vues et se pliant à tous ses goûts. Plusieurs années durant, le parvenu vaniteux et épris de luxe, insolent avec ses égaux et familier avec les grands, dont nous ont laissé le portrait ceux qui l’ont rencontré plus

  1. Consulter sur Devaines l’intéressante notice de M. Frédéric Masson : Un académicien de l’an XI. — Revue hebdomadaire du 27 octobre 1906.