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contradicteurs. Il va jusqu’à se refuser à informer le conseil des ministres des résultats heureux de son administration financière. Certain jour que Véri l’engage à publier, dans un tableau succinct, les sommes épargnées au Trésor par ses opérations, les avantages réalisés dans les divers services : « Que voulez-vous ? objecte-t-il, il me semble que l’on ne va dire ces choses-là que pour s’en faire un mérite. Cette idée m’arrête. » Pour qu’il consente au moins à renseigner Louis XVI, l’abbé doit lui faire observer que « son devoir est de mettre le Roi au courant des affaires de la France, qui sont aussi les siennes. » Détachement excessif, où peut-être entre-t-il moins de modestie que d’orgueil.

Ce calme et cette sérénité ne tinrent pas cependant devant la perspective de la retraite imminente de Malesherbes, dont la nouvelle se répandit aux derniers jours d’avril. Rien, à vrai dire, n’était moins imprévu. Depuis qu’il s’était résigné à accepter le ministère, pas un jour ne s’était passé que Malesherbes n’eût déploré son inutilité et gémi sur son impuissance, qu’il n’eût dénoncé les intrigues qui paralysaient, disait-il, tous ses efforts pour faire le bien, pour réformer les multiples abus qui blessaient sa conscience. Du moins prétendait-il, selon son expression, « sauver par sa démission volontaire un quart de son honneur, craignant d’avoir perdu les trois autres quarts depuis le peu de temps qu’il était en place[1]. » Ce découragement, sans nul doute, tenait pour une bonne part au caractère de l’homme ; il faut reconnaître pourtant qu’il n’était pas injustifié.

Une des premières difficultés qu’il avait rencontrées venait de « l’administration des lettres de cachet, » qui ressortissait au ministère de la Maison du Roi. L’abus en avait été criant sous Louis XV ; l’abolition de ce procédé arbitraire était l’un des dogmes sacrés du credo encyclopédique. Lorsque le « parti philosophe » était arrivé aux affaires, il avait fallu, malgré tout, subordonner la rigueur des principes à la raison d’Etat. Turgot, tout le premier, avait senti la nécessité de fléchir ; à Sénac de Meilhan, qui lui envoyait un mémoire pour le rappeler à ses idées d’antan, il répondait d’un ton embarrassé : « J’applaudis aux principes d’humanité et de justice que vous développez…

  1. Journal de Hardy, 13 mai 1776, passim.