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plus cruellement encore et tire la morale de l’histoire : « J’ai été[1]comme transportée de joie du triomphe de M. de Guines. Je trouve que la disgrâce des deux ministres, qui l’a accompagné, le fait ressembler aux triomphateurs romains qui traînaient leurs esclaves à leur suite. »


VI

Turgot, tandis que se machinait cette intrigue, semble avoir ignoré le coup médité contre lui. Il savait sa chute imminente, mais croyait avoir, pour tomber, le choix de l’heure et du terrain. « Eh bien ! mandait-il le 10 mai à l’abbé de Véri, tout est dit. Votre vieil ami (Maurepas) a mis tant de force et d’art à parvenir à son but, qu’il a décidé le Roi ce matin. Il vient d’annoncer à notre ami Malesherbes que le Roi l’enverrait chercher ce soir ou demain pour conclure, et il lui a annoncé pour successeur M. Amelot. J’ai lieu de croire que, depuis longtemps, il travaillait à détruire vos deux amis dans l’esprit du maître. Il compte avec raison sur ma retraite… Il me faut peu de jours pour mettre sous les yeux du Roi le plan de réforme dans sa Maison. Il ne sera sûrement pas adopté, et je demanderai ma liberté. » Il ne dissimulait d’ailleurs pas son chagrin de cette perspective : « Je partirai avec le regret d’avoir vu dissiper un beau rêve et de voir un jeune Roi, qui méritait un meilleur sort, et un royaume entier, perdus par celui qui devait les sauver. Mais je partirai sans honte et sans remords[2]. » Un billet du lendemain le montre inquiet à plus brève échéance : « M. de Guines a le brevet de duc, par conséquent blanc comme neige. Le choix de M. Amelot sera déclaré peut-être aujourd’hui. Vous pouvez, d’après ces nouvelles, former vos spéculations politiques. » Enfin, trois jours plus tard, c’est l’annonce du fait accompli : « 14 mai. — Ce que vous pouviez prévoir est arrivé, quoique d’une manière un peu différente. Votre vieil ami m’a fait renvoyer, sans attendre que je demandasse ma retraite. Je vous raconterai ce que je puis deviner de tout cela, si vous voulez venir me voir à la Roche-Guyon, où je dois passer

  1. Lettre du 18 mai 1776. — Édition Sainte-Aulaire.
  2. Journal de l’abbé de Véri, passim.