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Hélas ! l’homme à qui s’adressait cette objurgation pathétique avait, précisément, « l’âme assez lâche et misérable » pour tout sacrifier à « une ombre d’autorité ; » mais le fait qu’il ait consenti à un tel sacrifice après avoir reçu la lettre qu’on vient de lire n’en demeure pas moins l’un des témoignages les plus accablans que puisse élever, contre lui, l’histoire de son peuple. Son ancienne maîtresse Catherine ne s’était pas trompée sur lui lorsqu’elle avait affirmé, jadis, à Frédéric II que le nouveau roi de Pologne était, en toute manière, « la créature qui répondait le mieux à leurs intérêts. » La dure épreuve du métier royal s’offrait à lui, décidément, dans des conditions trop au-dessus de ses forces. On l’a parfois comparé à Charles Ier d’Angleterre, ou à son contemporain Louis XVI : mais combien ces deux fils ou petits-fils de rois se sont montrés différens, par leur attitude devant le malheur, d’un monarque improvisé tel que celui-là, se cramponnant à son trône ainsi qu’un parvenu à son coffre-fort !


Une communauté d’infortune, seule, unit le dernier roi de Pologne à ces deux autres victimes de la royauté ; et peut-être même l’échafaud de Charles Ier ni celui de Louis XVI n’ont-ils pas de quoi nous apitoyer autant que le long martyre qui a clos l’aventure déplorable de Stanislas-Auguste. A peine celui-ci a-t-il lâchement abandonné la cause de ses défenseurs, en 1792, que déjà Catherine exige de lui une honte nouvelle : elle ordonne qu’il se rende à Grodno, pour y présider une Diète qui aura à voter le second morcellement du royaume. En vain le pauvre roi proteste qu’il « aimerait mieux mourir au fond d’un cachot, » que d’admettre le partage exigé ; envahi il allègue toute sorte d’excuses pour être dispensé du voyage de Grodno, invoquant sa vieillesse, ses rhumatismes, le mauvais état des routes, le manque d’argent : l’ambassadeur russe lui promet que l’Impératrice, s’il consent au départ, lui paiera ses dettes, et le malheureux finit par consentir, en présence d’une offre qui, toute sa vie, a exercé sur lui un pouvoir absolu. A Grodno, ordre de signer un manifeste convoquant la fatale Diète, — de le signer exactement à la date du 3 mai, anniversaire de cette Constitution patriotique autrefois préparée par Stanislas lui-même, et dont il s’agit maintenant d’effacer les clauses. Stanislas résiste, se débat, puis se résigne de nouveau à obéir, dans un torrent de larmes.

Impossible de rien imaginer de plus navrant que tout ce séjour du Roi à Grodno, où sans cesse les représentans de Catherine s’amusent à le faire tomber plus bas, aux yeux de ses sujets comme à ses propres