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plus complètement réussi. Par là cet art a sa religion et sa philosophie, philosophie et religion consolantes, qui n’évoquent plus les terreurs de l’enfer, ne s’arrêtent plus avec trop d’insistance sur les souffrances terrestres, mais veulent semer la joie à pleines mains, mettre le sourire sur tous les visages et donner l’espérance aux plus déshérités. Heureux ceux qui souffrent, car ils seront consolés : le Christ l’avait dit et les maîtres romains du XVIIe siècle le répètent après lui.

Pour comprendre cet art, il faut voir les églises du milieu du XVIIe siècle, et par exemple cette église de Sainte-Agnès, à la place Navone, si délicieusement jolie, dans le décor de ses colonnes et de ses pilastres cannelés, et dans la richesse de ses marbres, où s’unissent si intimement à l’architecture les grands bas-reliefs de marbre sur les autels et les immenses fresques sur les voûtes. Là le Baccicio a réalisé, dans les pendentifs de la coupole, une des plus délicieuses harmonies que l’on ait jamais trouvées pour unir les tons de la peinture à la richesse et à la variété des marbres.

Cette école de peinture qui a créé tant de chefs-d’œuvre dans les mains de Pierre de Cortone, du Baccicio, du Père Pozzo, va gouverner le monde jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. C’est d’elle que sortiront les admirables décorateurs de l’école française, c’est elle qui va conquérir Venise même et qui, en lui donnant une vie nouvelle, trouvera chez elle sa plus parfaite manifestation dans les œuvres de Tiepolo.

Mais le jeu était dangereux de mettre tant de voluptés dans les églises ; la tentative était hardie, mais trop téméraire, de faire de la religion chrétienne une religion de plaisir, et de ressusciter le paganisme, fut-ce pour le faire servir au triomphe des doctrines du Christ. À ce jeu la religion devait être vaincue, et le XVIIIe siècle nous montrera partout le sentiment religieux s’affaiblissant de plus en plus et disparaissant comme submergé dans la sensualité d’un monde qui ne pense qu’au plaisir. L’Italie peut encore avoir les féeries de Tiepolo, elle ne connaîtra plus la religion du Dominiquin.


MARCEL REYMOND.