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de jouer une partie avec Pie IX sur l’échiquier franco-allemand l’avait comme grisé. Il badinait avec Hatzfeldt sur les avantages qu’aurait pour l’Allemagne la présence du Pape dans une ville comme Cologne ou comme Fulda.


Ce serait chose inédite, s’écriait-il, mais fort utile pour nous : nous apparaîtrions aux catholiques comme étant ce qu’en réalité nous sommes, la seule puissance actuelle qui puisse protéger leur chef. Stofflet, Charette et leurs zouaves s’en iraient tout de suite à la maison. Nous aurions les Polonais avec nous. En Belgique, en Bavière, l’opposition des ultramontains cesserait ; Mallinckrodt passerait du côté du gouvernement… Le Roi, je sais bien, a peur que, si le Pape vient, tout en Prusse ne devienne catholique. Mais je lui disais que, si le Pape demande un refuge, il n’y a pas moyen de refuser ; dix millions de sujets catholiques désirent voir le Pape protégé. Au reste, les gens que mène leur imagination, les femmes surtout, quand à Rome elles voient les pompes et l’encens, le Pape sur son trône, le Pape bénissant, éprouvent un penchant vers le catholicisme. Mais en Allemagne, nous aurions le Pape parmi nous : ce serait un vieillard qui demanderait secours, un bon vieux monsieur, un évêque comme un autre, mangeant, buvant, prenant une prise et fumant même son cigare, ce ne serait pas si dangereux ! Et après tout, si quelques gens devenaient catholiques, — ce ne sera pas moi, — cela aurait-il tant d’importance, du moment qu’ils seraient chrétiens pratiquans ? Les confessions ne font rien, c’est la foi qui importe. On doit être plus tolérant !


Et Bismarck, continuant, riait toujours plus fort de tout ce qu’il y aurait de comique dans un cortège papal et cardinalice émigrant vers Fulda.

Il parlait après boire, il avait l’air de vouloir railler, mais ces boutades étaient plus sincères que beaucoup de ses discours. C’était très vrai, qu’après tout la conversion à l’Église romaine d’une poignée de protestans lui demeurerait assez indifférente, à lui Bismarck : l’esprit confessionnel était chez lui fort médiocrement développé. C’était très vrai, aussi, qu’il considérait les dix millions de catholiques allemands comme une force que l’Etat devait essayer d’apprivoiser ; et son ironie cachait mal une véritable considération pour cette autre force qu’était le Pape, et que l’Etat prussien, peut-être, aurait profit politique à abriter. Supposez qu’à la date du 5 novembre 1870, Pie IX eût été légèrement enclin à quitter Rome ; et Bismarck, oubliant les assurances données au Cabinet de Florence quelques semaines plus tôt, aurait peut-être encouragé le pontife à accélérer le pas. A peine même eût-il cru se contredire, puisque, en somme, tout ce qui importait pour l’État, c’était de stimuler les bonnes grâces de