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écrasé. Plus de gêne ici, plus d’obstacle. Au contraire, l’expansion, le débordement de la passion toute-puissante. Avec cela nul excès, aucune emphase. Pas un cri, mais de l’accent, de la déclamation et du chant, de l’expression, de l’émotion partout, dans les intervalles, dans les harmonies, dans l’orchestre qui gémit et qui gronde. Ici pour le coup se déclare l’artiste, c’est-à-dire l’esprit, l’âme, que touchent les choses humaines : mentem mortalia tangunt. Nous avons assez dit à M. de Séverac comment il ne faut pas faire. Disons-lui cette fois comment il faut faire, et que c’est ainsi. Nous croyons qu’il peut nous entendre. Son œuvre porte un germe de beauté. Le grain n’y est pas tombé parmi les pierres, car la sensibilité, la tendresse, est au fond de cette nature de musicien. Plutôt parmi les buissons et les ronces : il ne s’agit que de les arracher.

Le Cœur du moulin fut chanté, dans un décor admirable, par Mlle Lamarre, « une petite demoiselle qui n’est point sotte, » comme disait mon vieux professeur de solfège, après le cours, aux jeunes personnes dont il était satisfait. Un débutant, M. Coulomb (Jacques), a plus de sentiment que de voix. M. Vieulle a de l’une autant que de l’autre, et sous sa blouse de meunier, le cœur du moulin a battu.


Je vous ai dit le mois dernier, brièvement, ce que Charles Bordes avait fait pour la musique. Je voudrais aujourd’hui vous parler un peu de la musique qu’il a faite. Lui-même, il en parlait à peine, et sans complaisance. Arrivait-il qu’ayant lu quelqu’un de ses lieder, on le qualifiât, devant lui, d’admirable, Bordes souriait d’un air incrédule, incrédule avec sincérité. Je viens de les relire, ces chants de l’ami disparu, durant tout un long soir d’hiver, que je sentais plus que les autres, — pourquoi ? — plein de son souvenir et triste de sa mort. Comme autrefois, je les ai trouvés admirables. Il ne sourira plus de me l’entendre dire et, maintenant qu’il sait toutes choses, il sait bien que je ne me trompe pas.

Ce qui peut d’abord étonner, c’est le nom des poètes que Bordes, le plus souvent, choisissait. Sur une vingtaine, de pièces, prises, un peu au hasard, parmi les plus anciennes, quatre sont de M. Francis Jammes, une de M. Camille Mauclair, une de M. Jean Moréas il y en a quatorze de Paul Verlaine. Ainsi l’amour de la musique du passé fut loin d’exclure chez Bordes le goût et le plaisir d’allier, de consacrer sa propre musique à la poésie du présent, voire de l’avenir. Cela montre assez quel artiste, ou plutôt que d’artistes, et lesquels, il y avait en lui.