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pitié pour toute souffrance, y compris celle des choses, en ces heures d’affreuse tristesse où comme nous, avec nous, les choses mêmes ont l’air de souffrir.

On a rapporté ce mot de Bizet, écoutant un soir In der Fremde, l’un des lieder les plus désolés de Schumann : « C’est la nostalgie de la mort. » On ne parlerait pas très différemment de certains chants de Charles Bordes. Et pourtant qui fut plus vivant que lui, plus ami, que dis-je, plus amoureux de la vie, et, quoi qu’elle eût pour lui de difficultés et d’amertumes, plus facile et plus doux envers elle ! Ses chants disent des choses douloureuses, presque funèbres, que ses paroles ne disaient point. Ainsi toujours un peu de ceux-là mêmes que nous croyons les plus proches, demeure loin de nous. L’aspect serein de cette âme nous était familier, nous en ignorions le côté sombre. La musique de Bordes, seule, l’aura connu et révélé tout entier.

Quant à la musique en général, voulez-vous savoir, et par la sienne encore, comme il l’aimait ? Lisez le madrigal qu’il écrivit un jour à sa louange. C’était dans cette illustre abbaye de Saint-Wandrille, qui n’avait point alors ses maîtres et ses hôtes d’aujourd’hui. Le texte est tiré de l’Henry VIII de Shakspeare (acte III, scène première). La reine Catherine, à la veille de sa déchéance et de sa répudiation, retirée en ses appartemens, travaille et songe parmi ses femmes : « Prends, » dit-elle à l’une d’elles, « prends ton luth, ma fille, mon âme devient triste à force de troubles. Chante et disperse ces troubles, si tu peux ; laisse là ton ouvrage. » La jeune fille obéit, et voici sa chanson :


Orphée, avec son luth, faisait courber les chênes
Et, tandis qu’il chantait, dans les forêts prochaines,
S’incliner les neigeux sommets.
A sa voix surgissaient les fleurs épanouies,
Comme si gai soleil et bienfaisantes pluies
Faisaient un printemps pour jamais.
Aux soupirs exhalés de sa noble poitrine,
Tout pleurait en silence, et la vague marine,
Vaincue, à ses pieds déferlait.
Tu fais cela, musique ! Et ta puissance est telle,
Que la peine du cœur, oui la peine mortelle,
Meurt ou s’endort lorsqu’il te plaît[1].


La pièce est écrite pour un chœur mixte à quatre voix et sans accompagnement, c’est-à-dire dans le style qu’on appelle alla Palestrina.

  1. Traduction de M. Maurice Bouchor.