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moins la personne réelle de l’ancien bienfaiteur et confident intime qu’un type tout abstrait de renégat de la libre pensée protestante.

En tout cas, il y avait chez lui un besoin naturel de franchise que je serais presque tenté d’appeler « cynique, » si nous n’avions pas vu ce mot, dans sa lettre de tout à l’heure, se colorer pour lui d’une nuance de blâme trop nettement accusée. Il appartenait à l’espèce de ces Anglais qui non seulement considèrent comme déshonorant tout mensonge positif, tout effort pour énoncer une affirmation fausse, sans aucune acception possible de circonstances atténuantes, mais qui, — dépassant sous ce rapport la grande majorité de leurs compatriotes, — estiment encore qu’ils ont toujours le devoir de dire la vérité, même lorsque l’intérêt ou la charité leur conseilleraient de garder le silence. Les sentimens les plus affectueux allaient de pair, en lui, avec une sincérité dédaigneuse de tout scrupule de convenances mondaines ; et quand, par exemple, en juillet 1876, il annonçait à ses amis la mort de sa première femme, qui depuis quarante ans l’avait aimé et servi avec une sollicitude largement payée de retour, il n’éprouvait pas l’ombre d’une gêne à ajouter qu’il serait vraisemblablement amené à se remarier avant peu de temps. Sur la pierre tombale de cette fidèle compagne à jamais regrettée, il faisait graver une épitaphe commençant ainsi : « Sans aucune supériorité d’intelligence, mais à force d’amour, de douce piété, et de tendre compassion,… elle a réalisé une grosse part de sainteté chrétienne comme aussi de bonheur humain. » L’homme qui jugeait en ces termes, publiquement, la valeur intellectuelle d’une femme bien-aimée, comment aurait-il pu se dispenser de rectifier des opinions qu’il regardait comme dangereuses en même temps qu’erronées sur le tempérament et les qualités morales d’un frère depuis longtemps passé au service de pouvoirs ennemis ? Plusieurs fragmens de ses lettres, où il se justifie de son acte, ont même quelque chose de touchant, dans leur naïveté :



Je suis en train d’accomplir un devoir pénible, en décrivant un aspect du caractère du défunt cardinal tout à fait différent de celui que le public a connu… Je suis tenu en conscience d’écrire ce livre… A mon âge de quatre-vingt-cinq ans, je sais la vérité, et je dois la dire, malgré ma certitude d’être appelé un frère dénaturé… J’aurais infiniment préféré laisser dans l’oubli ce que je vais dire : mais cela est impossible. Au nom de la cause protestante, je me trouve condamné à traiter ce sujet, si profondément douloureux qu’il me soit à moi-même, avec autant de naturel et de liberté que si je traitais un sujet de l’antiquité grecque ou latine.